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l’éclat des jours qui ne sont plus. Lorsque vous entrez dans la salle du conseil, vous trouvez encore la Venise patricienne toute parée, comme Inès de Castro dans son sépulcre.

Souvent des nuages violets, tels que ceux qui flottent sur les toiles de Tintoret, s’amassent sur la ville ; leurs lignes droites sont comme tracées à l’équerre. La lumière se concentre alors dans une étroite bande à l’horizon. C’est avec une netteté incroyable que les objets se détachent sur cette zone ; mâts, cordages, vergues, avirons, tout est gravé au burin dans un ciel de cuivre. Du fond des vagues bronzées sortent le palais des doges, le campanile de Saint-Marc avec son ange d’or, puis, dans les îles, les dômes de Saint-George, du Redemptor et des Citelle. La ville tout entière surgit de cette mer empourprée, comme la création de l’un de ses peintres. Au milieu de cet éclat, on éprouve une impression de détresse qui ne se retrouve qu’à Rome ; mais cette impression est beaucoup plus extraordinaire à Venise, car là il n’y a point encore de ruines. Les palais, quoi qu’on en dise, sont entiers. À cette magnificence seigneuriale qui faisait, dans Venise, une fête éternelle, le temps n’a rien ôté encore. C’est au milieu de cette fête que la ville a été frappée ; elle est morte debout.

On peut dire, en effet, que lorsque Venise acheva de tomber, elle était morte depuis long-temps ; mais son gouvernement mit, à garder ce cadavre, la même vigilance qu’il avait mise à veiller sur elle dans la bonne fortune. Depuis la fin du xviie siècle elle gisait sur son lit de parade ; pour cacher ce grand secret d’état, ce n’était pas trop de l’inquisition et de la torture des plombs. Le premier qui franchit hardiment cette enceinte ne trouva sous ce mystère qu’un fantôme.

C’é da piangere, signor ! Il y a de quoi pleurer, monsieur, me disait le vieux gondolier qui me ramena sur la terre ferme ; car le peuple ne laisse pas que d’être frappé de ces ruines, et il est fort attaché au lion de Saint-Marc ; ce qui n’empêche pas que Venise ne soit, par intervalles, la ville la plus gaie et la plus folle de l’Italie ; seulement cette gaieté exaltée est quelquefois fort triste. Le carnaval de Venise ressemble toujours un peu à la danse des morts.

Le canon des Autrichiens en batterie sur la Piazzetta, le grand drapeau de Vienne arboré nuit et jour en face de Saint-Marc, puis, en perspective, l’hospitalité paterne du Spielberg, ce sont là, après tout, de tristes sujets de fête. Les petits théâtres forains sont les seuls endroits où la haine du joug tudesque puisse se montrer encore avec quelque liberté. Dans ces pièces jouées en plein air, il y a toujours un caporal allemand qui estropie, de la manière la plus burlesque, quelques mots d’italien. Ainsi voilà Polichinelle vengeur des Dandolo, des Foscari et des Barba-