Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

Je passe des monumens étranges qui n’ont jamais été élevés, qui ne s’écrouleront jamais, qui s’appellent Castiglione, Lodi, Rivoli ; tout le chemin de Milan à Venise est semé de noms semblables : ce sont des marais couverts de joncs, des pâturages suspendus sur des lacs, des avenues de mûriers et de saules. Il y a quelquefois une maisonnette blanche qui porte à son toit la cicatrice d’un biscayen, comme un soldat laboureur. Sur le champ de bataille des environs de Vérone, les jeunes paysannes font la cueillette des mûres. L’oiseau de Roméo et de Juliette chante, caché sous les vernes d’Arcole. Quand la nuit arrive, des myriades de mouches luisantes s’envolent de terre : elles s’allument, elles s’éteignent, elles se raniment comme de petites lampes errantes pour éclairer les morts.

Il sonnait onze heures du soir au campanile de Saint-Marc, lorsque j’abordai à Venise. Il me sembla entrer dans le pays des rêves. La lune, en ce moment, sortait des nuages, sous l’incantation des esprits embaumés de l’Adriatique. Des gondoles, couvertes de voiles noirs, glissaient à côté de moi. Des deux côtés du grand canal, les ombres des palais s’abaissaient et se confondaient, au milieu des flots, dans une architecture fantastique, qui se bâtit là, le soir, pour les songes de la nuit. Cette impression, reçue en arrivant, ne s’est point affaiblie par la suite. Après avoir demeuré à Venise, après y avoir touché les pierres et les tableaux, je n’ai pu détruire l’effet de cette nuit enchantée.

Venise est asiatique et arabe ; elle est aussi bysantine, gothique, lombarde ; mais c’est le caractère oriental qui domine, et celui sans lequel elle reste incompréhensible. Ses vaisseaux ont rapporté chez elle les styles et les formes de tous les climats : la coupole de Bysance, le minaret du Bosphore, l’ogive de Mahomet, la citerne du désert. Rien ne lui ressemble sur le continent ; elle est née de la mer ; elle est fantasque comme les flots. Le Jupiter du Péloponèse, l’islamisme, le christianisme, se pressent à la fois en ce lieu de refuge.

Toutes les fois que je vis l’église Saint-Marc, des milliers de pigeons voletaient sur les combles : ils se posaient sur l’épaule des statues, sur leurs livres, sur leurs dais ; ils becquetaient dans leurs coupes et leurs calices : on aurait dit les oiseaux des légendes qui se penchaient à l’oreille des cénobites de pierre, pour leur apporter les messages du ciel. L’église Saint-Marc est elle-même semblable à une vieille légende de Bysance. C’est la Sainte-Sophie de Constantinople transportée en occident. Un peuple de statues agenouillées habite les niches extérieures de l’église, et semble de loin murmurer sur ses lèvres de marbre une langue sacrée. Au dedans, toute l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament est peinte sur un fond d’or. Une litanie éternelle sort aussi de toutes