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Le cœur, par cette action, s’avilit autant que la raison. Il est lâche de frapper un homme qui ne peut ni prévoir le coup, ni le repousser, ni le rendre. En vain on répond qu’on a mis sa vie comme enjeu de cette partie, on a toujours lâchement attaqué celle d’autrui. Là où la défense n’est pas possible, l’infamie est pour l’agresseur. Nous ne les appellerons pas des assassins, les insurgés de Lyon et de Saint-Méry : ils combattaient, ils moururent. Mais aller frapper un homme qui se présente à vous paisible et désarmé,


Comme un bon citoyen, dans le sein de sa ville,


faire siffler la balle entre sa femme et sa sœur, il n’y a pas de sophisme au monde qui puisse relever cet acte de la plus infamante bassesse.

Voilà pour l’humanité. Que si nous entrons dans l’ordre politique, nous demanderons quel assassinat a jamais suspendu le cours naturel des choses ? Il y a quatre ans, en esquissant le caractère et les destinées de Lafayette, nous jetions en passant un regard sur la liberté antique, pour mieux saisir l’originalité de la liberté moderne, et nous disions : « Regardez Rome après l’immolation de César. Où va-t-elle ? que veut-elle ? César était mort ; mais la liberté n’en était pas plus vivante. Avaient-ils changé leur siècle par un coup de poignard, Brutus et Cassius ? »

Brutus et Cassius ont tourné bien des têtes ; mais il faudrait savoir les comprendre et les juger. Écoutons le César français sur la destinée et le meurtre du César romain : « En immolant César, Brutus céda à un préjugé d’éducation qu’il avait puisé dans les écoles grecques ; il l’assimila à ces obscurs tyrans des villes du Péloponèse qui, à la faveur de quelques intrigues, usurpèrent l’autorité de la ville ; il ne voulut pas voir que l’autorité de César était légitime, parce qu’elle était nécessaire et protectrice, parce qu’elle conservait tous les intérêts de Rome, parce qu’elle était l’effet de l’opinion et de la volonté du peuple[1]. » Jamais jugement plus juste et plus sain ne fut porté sur une action historique. Brutus se trompa lourdement ; sa sanglante méprise ne releva pas la république, et le fit seulement douter de la vertu.

  1. Précis des guerres de Jules César, par l’empereur Napoléon, pag. 218.