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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

quelles on pourrait tirer tour à tour plusieurs manières d’existence charmantes ou profondes, et qu’une seule personne n’a pu directement former de sa seule et propre expérience, s’explique d’un mot : Molière, sans être Alceste, ni Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela ; La Bruyère, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d’être successivement chaque cœur ; il est du petit nombre de ces hommes qui ont tout su.

Molière, à l’étudier de près, ne fait pas ce qu’il prêche. Il représente les inconvéniens, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe ; La Bruyère jamais. Les petites inconséquences du Tartuffe, il les a saisies, et son Onuphre est irréprochable : de même pour sa conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son expérience. Molière est poète, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions mêmes ; La Bruyère est sage. Il ne se maria jamais : « Un homme libre, avait-il observé, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé ; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Ceux à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer qu’il aima en lieu impossible et qu’il resta fidèle à un souvenir dans le renoncement. On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son cœur se déclare énergiquement à travers la science inexorable de son esprit : « Il faut des saisies de terre, des enlèvemens de meubles, des prisons et des supplices, je l’avoue ; mais justice, lois et besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent les autres hommes. » Que de réformes, poursuivies depuis lors et non encore menées à fin, contient cette parole ! le cœur d’un Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s’étonne, comme d’une chose toujours nouvelle, de ce que Mme de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle : le xviiie siècle, qui s’étonnera de tant de choses, s’avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans : « Certains animaux farouches, etc. (chap. de l’Homme). » On s’est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible