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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

fort en vain ! pas un mot de perdu ! du premier coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l’esprit et du cœur, sont en état, comme il dit, de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d’eux seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d’un seul volume, année 1688, de trois cent soixante pages en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnemens réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là.

Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu’il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui, des originaux qui d’eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le chef-d’œuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L’excitation et l’irritation de la publicité les fit naître sous la plume de l’auteur, qui avait principalement songé d’abord à des réflexions et remarques morales, s’appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions : mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l’origine simple du livre et, si j’ose dire, son accident heureux, dans cette première et plus courte forme.

En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes étaient prises, sa vie réglée ; il n’y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne l’éblouit pas ; il y avait songé de longue main, l’avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu’il aurait pu ne point l’avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit dès sa première édition : « Combien d’hommes admirables et qui avaient de très beaux génies sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais ! » Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins heureux après qu’avant son succès, et regretta sans doute à certains jours d’avoir livré au public une si grande part de son secret. Les imitateurs qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les abbés de Bellegarde (en attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu’il ne connut