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forte, et les chefs voulurent faire un exemple sur les quatre officiers coupables de l’enlèvement. Ils furent mis aux arrêts et condamnés à placer à leurs frais la fille du marchand à l’hôpital ! Ce fut à la même époque qu’un capitaine de frégate, partant pour l’Inde, réunit ses créanciers à bord, fit lever l’ancre, et ne consentit à les débarquer qu’a vingt lieues de Brest, et après avoir exigé quittance de chacun d’eux. Cette escroquerie ne lui attira aucun châtiment.

Si la conduite des officiers était telle, on conçoit quelle devait être celle des matelots. La licence des chefs servait de modèle et d’excuse à celle de leurs inférieurs. Quand des équipages arrivaient de mer, ils s’emparaient de la ville comme du pont d’un navire pris à l’abordage. Alors il fallait faire rentrer les enfans et les femmes, fermer les fenêtres et baisser les rideaux ; car le regard ne pouvait tomber dans la rue sans rencontrer une image sanglante ou obscène. Mais, la nuit venue, c’était bien autre chose : ce n’étaient plus que clameurs furieuses, cris de meurtre et hurlemens d’ivrogne ; la ville, qui avait été tout le jour un lupanar, devenait alors un coupe-gorge. Les matelots et les soldats s’assassinaient dans chaque carrefour, sans que personne songeât à s’y opposer, et sans que le paisible habitant prit garde à une chose aussi vulgaire. Le lendemain seulement les laitières de la campagne, en parcourant les rues encore solitaires, s’arrêtaient un instant autour des cadavres que l’orgie avait laissés après elle, puis passaient en disant tranquillement : — Il paraît qu’il y a des navires du roi en rade ; tandis que le bourgeois devant la porte duquel l’homme était tombé en faisait débarrasser le seuil, laver le pavé, et rentrait pour déjeuner.

Comme je l’ai déjà dit, cet état de choses s’était modifié en 89. Sans avoir perdu son orgueilleuse suffisance, le corps de la marine était forcément plus circonspect à l’égard des habitans, qui se montraient moins patiens que par le passé ; cependant des rixes fréquentes avaient encore lieu, et je me rappelle avoir été forcé deux fois de mettre l’épée à la main, en pleine promenade, pour faire respecter des dames que je conduisais. Ces faits d’ailleurs étaient journaliers. Quant au dédain que le grand corps avait toujours témoigné aux officiers sans naissance, il restait le même qu’autrefois. C’étaient toujours les officiers bleus ou les intrus, comme ils les appelaient ! Hommes de fer qui, malgré les mépris, étaient allés droit