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BREST À DEUX ÉPOQUES

le vieux Brest royaliste ni le vieux Brest républicain. La physionomie morale du grand port a changé avec les hommes et les idées, et c’est seulement par les récits que l’on pourra désormais connaître ce qu’il était. Moi qui l’ai connu à ces deux époques, et qui ai vécu au milieu des populations d’alors, si différentes de celles de nos jours, j’ai voulu réunir mes souvenirs d’autrefois et raconter le passé, afin de faire mieux aimer le présent.

i.
BREST AVANT LA RÉVOLUTION. — LE GRAND CORPS. — LES GARDES DE MARINE.

J’étais encore jeune lorsque je fis mon premier voyage à Brest, en 89. Quoique je n’eusse point vu jusque-là de port militaire, je fus peu frappé de celui que j’avais sous les yeux. Je le trouvai petit, étroit, mesquin. Mais si la vue du port de Brest n’éveilla point chez moi l’admiration qu’il méritait, en revanche, l’aspect de sa population me causa une singulière surprise. Je trouvais là un peuple sans nom, chez lequel je cherchais en vain un type national, et qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. Ce n’étaient ni des Européens, ni des Asiatiques, ni des Africains ; c’était quelque chose de tout cela à la fois. Brest avait tant reçu dans son port de ces grandes escadres sur lesquelles naviguaient des renégats de toutes les nations, que le libertinage y avait confondu tous les sangs de la terre. Son peuple présentait je ne sais quel indéfinissable mélange de toutes les couleurs et de toutes les natures, depuis le Lapon huileux jusqu’au nègre de la côte de Feu, depuis le Chinois vernissé jusqu’au Mohican des grands lacs. Les classes supérieures elles-mêmes, quoique restées à l’abri de cette promiscuité brutale, en avaient ressenti le contre-coup. L’Inde, dont nos navires couvraient alors les mers, avait habitué notre marine à ses sensualités orientales, et tous, officiers et matelots, en avaient rapporté je ne sais quelle soif de volupté, quelle fièvre licencieuse qui s’était communiquée de proche en proche, et avait bientôt envahi tous les rangs. La noblesse, qui occupait exclusivement les positions élevées, donnait l’exemple à cet égard. On trouvait encore chez elle tout le débordement licencieux du siècle précédent : c’é-