Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/670

Cette page a été validée par deux contributeurs.
666
REVUE DES DEUX MONDES.

portion, sa démarche lente et grave, pleine de dignité ; son extérieur d’une grande simplicité avait quelque chose d’imposant, et qui agissait sur tous ceux qui l’approchaient. Je ne puis pas mieux rendre l’effet qu’il produisait, qu’en disant qu’on sentait auprès de lui l’homme supérieur et le maître. Il y a des hommes dont la supériorité est presque indéfinissable ; elle ne tient pas précisément à leurs actions ; aucune d’elles ne suffit pour l’expliquer, et néanmoins on ne peut la leur contester. Pendant que l’on est auprès d’eux, et que l’on cherche à la comprendre, à se rendre raison de leur puissance, on se sent dominé, et bientôt on est pris ; il semble qu’une main vous saisit, vous empêche de relever la tête ; quoi que l’on fasse, on sent l’autorité d’un maître, et si l’on n’est pas disposé à obéir, ce que l’on a de mieux à faire est de s’en aller ; la résistance est inutile avec de pareils hommes, il faut se soumettre ou les quitter. M. Dupuytren possédait essentiellement ce genre de supériorité. Certes, je ne manquerai pas de preuves qui attesteront son immense talent et son génie, sa vie est riche de faits et d’actions, mais rien de tout cela ne suffirait pour donner une juste idée de ce qui l’élevait au-dessus des autres. Ce n’est pas dans ses travaux seulement, ni dans ses talens comme chirurgien, qu’il faut chercher la raison de la grande autorité de son nom ; c’est à la nature de son esprit, à son caractère et à sa volonté qu’il devait surtout l’espèce de supériorité dont je veux parler. Rarement M. Dupuytren fixait la personne à laquelle il parlait ; son regard paraissait distrait, sa pensée préoccupée, sa parole un peu vague ; mais dès que ses yeux tombaient sur vous, ils vous pénétraient et dictaient votre réponse. Sa physionomie grave et sérieuse, le ton calme, contraint et presque doucereux de sa voix, l’espèce d’immobilité de ses traits et de son regard fixé à quinze pas devant lui, le jeu de ses lèvres pleines de dédain et de colère comprimée, tout cela formait un ensemble impérieux et dominant auquel on ne résistait pas. Aussi ne vivait-on guère avec M. Dupuytren ; ceux mêmes qui l’admiraient le plus sincèrement, qui rendaient pleine et entière justice à son mérite, ses plus anciens amis, semblaient éprouver de la gêne auprès de lui. Il fallait, encore une fois, plier ou s’en aller. M. Dupuytren s’était donc fait une espèce de solitude au milieu du monde, et cet isolement paraissait convenir à son caractère, à son humeur et à ses plans d’ambition. Ne prenant aucun intérêt aux petites choses qui