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assez haut pour retentir aux oreilles du gouverneur, campé à deux lieues de là.

Que devenaient pendant ce temps la ville, les marchands, la population bourgeoise. Les magasins à demi fermés ne s’ouvraient guère que pour laisser passer des objets d’équipemens payés d’un ordre supérieur. Le peu de voyageurs qui arrivaient isolés furent, selon l’expression des gauchos, soulagés de leurs bagages ; les muletiers se décidaient à prendre la route moins fréquentée de l’intérieur. Cette petite ville assez commerçante, où les routes de Mendoza et de San-Luis viennent s’embrancher avec celles de Buénos-Ayres et de Cordova, se trouvait donc comme une rivière engorgée qui se forme une digue avec le sable de ses grèves. Le parti triomphant se grossissait à vue d’œil, à mesure que les montoneros devenaient plus faibles. Incapables de livrer bataille et de se réorganiser, ils tendaient évidemment à se réfugier en pays neutre, par la province de San-Luis. À la tête d’un de leurs détachemens se trouvait un gaucho promu au grade de capitaine pour avoir, dans la bataille où les unitaires furent décidément battus, renversé de son cheval avec les boules, et fait prisonnier le général Paz, l’homme le plus capable des républiques argentines, qui sut battre Quiroga. Ce capitaine, célèbre dans toute la Pampa, reçut le nom de Supremo Boleador ! Quelques jours auparavant, nous l’avions vu traverser les rues de Cordova avec ses armes terribles attachées à la ceinture. À quinze lieues environ du Rio Cuarto une petite croix frappa nos regards ; la terre était fraîchement remuée ; un morceau de poncho blanc agité par la brise battait cette tombe solitaire : c’était celle du Supremo Boleador ! La veille il avait tenu tête avec sept des siens à une trentaine de dragons : les sept montoneros furent tués, non sans avoir donné la mort à plus d’un ennemi, et tous étaient là enterrés au milieu de la plaine muette et déserte qu’ils avaient, douze heures auparavant, troublée du galop de leurs chevaux et du cliquetis de leurs armes.

Ces choses attristaient singulièrement notre route ; comment rester indifférent au milieu de cette tempête, quand même, ce qui est toujours douteux, l’étranger n’aurait rien à en craindre ? Dans les rares maisons (et ce sont toujours des postes) semées sur le chemin, nous rencontrions alternativement une joie insolente et stupide, ou une morne douleur, selon l’opinion du maître du lieu ;