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mais le mal du pays lui avait pris. Moi, ce n’était pas le mal du pays, c’était le mal de mer qui me tenait. Avez-vous jamais eu le mal de mer, vous ?

— Oui.

— Eh bien ! vous savez ce que c’est alors. J’aimerais mieux, voyez-vous, que ma femme accouche que de repasser par-là. D’ailleurs je n’étais pas le seul ; ils étaient tous dans des états ! Je crois que c’est ce gredin de cidre qui me tournait sur le cœur. Le chapeau ciré me disait : Faut manger, faut manger. — Ah ! oui, manger, au contraire. Au bout de six heures de route nous étions tous sur le flanc. Il n’y avait que la jeune Anglaise qui n’éprouvait rien. Elle passait au milieu de nous tous, légère comme une ombre, pour venir jouer avec mes chamois. Elle aurait pu leur ouvrir la cage et les lâcher, que je n’aurais pas couru après, je vous en réponds.

Vers le soir, le temps devint gros, comme ils disent. On entendit quelques coups de tonnerre, et la mer se mit à danser. Ce n’était pas le moyen de nous soulager. Aussi je donnais mon ame à Dieu et mon corps au diable. Avec cela il venait une gredine d’odeur de côtelettes, puah !… C’était le chapeau ciré qui faisait cuire son souper. L’orage allait son train ; je disais : Bon ! si ça continue, il y a l’espoir que nous ferons naufrage au moins. On donnerait sa vie pour deux sous quand on est comme cela ; tout tournait, voyez-vous, comme quand on est ivre. La nuit était venue, le pont avait l’air d’être vide ; le paquebot semblait marcher à la grâce de Dieu : la jeune fille alla s’appuyer contre le mât, et y resta debout. À chaque éclair, je la revoyais blanche et pâle comme une sainte, avec ses grands cheveux blonds qui flottaient au vent, et ses yeux qui brûlaient de la fièvre ; puis je l’entendais tousser que ça me déchirait la poitrine ; pendant un éclair, je lui vis porter un mouchoir à sa bouche, elle le retira plein de sang. Alors elle se mit à sourire, mais d’un sourire si triste, que c’était à fendre l’ame. En ce moment, il passa un éclair que le ciel sembla s’ouvrir, et la pauvre enfant fit un signe de la tête comme pour dire : Oui, j’y vais.

Quant à moi, je fermai les yeux, tant mon cœur se retournait, et je ne sais plus ce qui se passa : je me rappelle qu’il fit du vent et qu’il tomba de la pluie, voilà tout. Puis j’entendis des voix ; je crus voir la lueur de torches à travers mes paupières ; enfin on me prit