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VOYAGES DE GABRIEL PAYOT.

Paris, on me dit : Vous voyez bien la Seine ? eh bien ! suivez-la toujours, et vous trouverez le Havre.

— Et vous êtes parti comme cela, sans autre convention avec votre Anglais ?

— Tout était convenu, il m’avait tapé dans la main. Mais voilà le plus beau de l’histoire : j’arrive au Havre, il faisait nuit fermée ; l’aubergiste me demande où je vas, je lui dis que je vas à Londres. Le lendemain matin j’étais en train d’atteler quand il entre dans la cour un jeune homme avec un chapeau ciré, une veste bleue et un pantalon blanc ; il vient à moi, je mettais ma roulière ; il me dit : C’est vous qui allez à Londres ? — Oui. — Eh bien ! voulez-vous que je vous passe ? — Quoi ? — La Manche. — Farceur ! Je boucle la sous-ventrière à Dur-au-Trot, et en avant, marche. La route de Londres, mon ami ? — Tout droit. — Le chapeau ciré me suivait par derrière. Au bout de cinq minutes plus de chemin. Je demande où je suis. On me répond : Sur le port. — Et Londres donc ? — Eh bien ! de l’autre côté de la mer. — Et pas de pont ! — Le chapeau ciré se met à rire. — Ah ! mais, je dis, nous ne sommes pas convenus de cela ; il ne m’avait pas dit qu’il y avait la mer, l’autre. Je ne suis pas marin, moi. — J’étais vexé on ne peut pas plus ; enfin, je dis à Dur-au-Trot : Faut retourner, quoi ! ça ne nous connaît pas. Nous retournons. Ce gredin d’aubergiste était sur sa porte. — Tiens, il me dit, vous voilà ? — Oui, me voilà ; vous êtes gentil, vous ne me dites pas qu’il faut traverser la mer pour aller à Londres. — Il se met à rire. — Brigand ! — Dame ! dit-il, je vous ai vu partir avec un matelot du vapeur. — Le chapeau ciré ? — Oui. — Un paroissien bien aimable encore : c’est comme vous. — Allons, venez boire un verre de cidre, dit l’aubergiste. Faut vous dire que dans ce pays-là ils font du vin avec des pommes.

— Oui, je sais. Enfin, comment êtes-vous parti ?

— Oh ! il m’a fallu en passer par où ils ont voulu ; j’ai laissé Dur-au-Trot et la charrette chez l’aubergiste, et le lendemain matin, au petit jour, je me suis embarqué avec mes bêtes. Croiriez-vous qu’ils ont eu l’infamie de me faire payer leurs places ? Quand je dis que je les ai payées, c’est un milord qui les a payées, parce que mes chamois ont amusé sa fille. Imaginez-vous une pauvre jeune fille qui était poitrinaire. Dix-huit ans. Oh ! mais belle. On disait ça sur le vapeur, qu’elle était condamnée : elle venait du midi ;