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REVUE DES DEUX MONDES.


Six heures du matin.

J’ai quitté ma chambre au jour naissant pour fuir la fatigue qui commençait à alourdir mes paupières. Depuis deux nuits, j’ai, contre ma coutume, un sommeil pénible. Des rêves affreux me réveillent en sursaut. Mon système est de ne jamais rien combattre et d’échapper à tout. C’est la force des faibles. J’ai donc pris le parti de ne pas dormir, tant que les fantômes guetteront mon chevet. J’ai passé mon panier à mon bras : j’y ai mis mon portefeuille, mon encrier, un morceau de pain et des cigarettes, et j’ai pris le chemin des Couperies. Me voici sur la hauteur culminante. La matinée est délicieuse, l’air est rempli des parfums des jeunes pommiers. Les prairies, rapidement inclinées sous mes pieds, se déroulent là-bas avec mollesse ; elles étendent dans le vallon leurs tapis que blanchit encore la rosée glacée du matin. Les arbres, qui pressent les rives de l’Indre, dessinent sur les prés des méandres d’un vert éclatant, que le soleil commence à dorer au faîte. Je me suis assise sur la dernière pierre de la colline, et j’ai salué en face de moi, au revers du ravin, ta blanche maisonnette, ta pépinière et le toit moussu de ton ajoupa. Pourquoi as-tu quitté cet heureux nid, et tes petits enfans, et ta vieille mère, et cette vallée charmante, et ton ami le Bohémien ? Hirondelle voyageuse, tu as été chercher en Afrique le printemps, qui n’arrivait pas assez vite à ton gré ? Ingrat ! ne fait-il pas toujours assez beau aux lieux où l’on est aimé ? Que fais-tu à cette heure ? Tu es levé sans doute ; tu es seul, sans un ami, sans un chien. Les arbres qui t’abritent n’ont pas été plantés par toi ; le sol que tu foules ne te doit pas les fleurs qui le parent. Peut-être supportes-tu les feux d’un soleil ardent, tandis que le froid d’un matin humide engourdit encore la main qui t’écrit. Sans doute tu ne devines pas que je suis là, veillant sur ta pépinière, sur tes terrasses, sur les trésors que tu délaisses ! Peut-être, endormi au seuil d’une mosquée, crois-tu voir en songe les quatre petits murs blancs où tu as tant travaillé, tant étudié, tant rêvé, tant vieilli… Peut-être es-tu au sommet de l’Atlas… Ah ! ce mot seul efface toute la beauté du paysage que j’ai sous les yeux. Les jolis myosotis sur lesquels je suis assise, la haie d’aubépine qui s’accroche à mes cheveux, la rivière qui murmure à mes pieds sous son