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fauts. Je suis bien aise de l’avoir lu, non qu’il m’ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu’à un petit nombre, mais parce qu’il m’a ramenée aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et crédule.

Alfiéri est un homme qui me plaît, et dont je me sens presque amoureuse. Ce que j’aime, c’est son orgueil ; ce qui m’intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse ; ce que j’admire, c’est son énergie, sa patience, les efforts inouis qu’il a faits pour devenir poète. — Hélas ! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sanglotté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide ; et celui-là, comme les autres, s’est consolé avec un hochet ! Il a connu l’amour, des désenchantemens hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l’ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses… excepté de la dernière marotte qui l’a sauvé, la gloire !

La Vie d’Alfiéri, considérée comme livre est un des plus excellens que je connaisse. Il est vrai que je n’en connais guère, surtout depuis l’époque à laquelle j’ai absolument perdu la mémoire ; celui-là est écrit avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d’où ressort, pour le lecteur, une très chaude émotion, avec une concision et une rapidité qui manque d’ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se mêleront d’écrire leur vie, devraient se proposer pour modèle la forme, la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis en le lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûre de ne pas tenir.

Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de mal que de bien. Je veux m’en sevrer au plus vite. Elle empire mon incertitude sur toute vérité, mon découragement de tout avenir. Tous ceux qui écrivent l’histoire des maux humains ou de leurs propres maux, prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le paisible dada qui les a tirés du danger, ils m’entretiennent du système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est dévot, celle-là est savante, le grand Alfiéri fait des tragédies. Au travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans songer que les miens comme les leurs sont des montagnes. Ils les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n’ayant de libre que la poitrine pour