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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

comme lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu donne son royaume dans l’autre. »

Cette singulière déclaration de mes droits de l’homme, comme je l’appelais alors, écolier que j’étais ; cet innocent mélange d’hérésies et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n’est-ce pas ? un ordre d’idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé. Elle t’explique à peu près ce qu’étaient les illusions de mon adolescence ; et au milieu des sentimens fraîchement dictés par l’évangile du couvent, une sorte de restriction rebelle dictée par l’orgueil naissant, par l’obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus sérieuse ambition de chrétien.

Présomptueuse ou folle, cette espérance d’arriver à l’état de juste, c’est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l’austérité, avec calme et avec joie ; de supporter la contradiction et le blâme avec indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l’élite des hommes rencontrés en cette vie ; cette ambition d’une gloire humble, mais désirable, d’un travail difficile et long, d’une lutte contre la société, couronnée à la fin de succès, du moins par l’estime de ce petit nombre de bons que j’espérais rejoindre sur les mers inconnues de l’avenir, c’était là le rêve, l’illusion de mes plus belles années, la foi en la justice divine et humaine. — Qu’est-il devenu ? un regret mortel, la source d’un ennui et d’un dégoût qui n’ont d’autre remède que la mort.

Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent mes qualités et mes défauts qui m’inspirèrent ces idées fausses. Je leur ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l’objet et le résultat ont été ignoblement ridicules. J’ai voulu faire l’homme fort, et j’ai été brisée comme une faible femme. M’en repentirai-je aujourd’hui que je vais paraître devant toi, ô mon Dieu ? Non ; car là la justice divine est un rêve comme la justice humaine ; du moins il y a le repos du néant qui doit être désirable après les fatigues d’une vie comme la mienne.

Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main, et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami ! a bien répandu sur mes plaies un baume consolateur. J’ai bien exercé cette justice, non pas toujours aussi ferme que je me l’étais dictée