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THOMAS MORUS.

core à ces conseils qu’il aurait donnés, dit-il, aux deux illustres victimes. « Si ceux qui sont morts m’avaient demandé mon sentiment, je leur aurais dit de ne point résister publiquement à l’orage. La colère des rois est violente ; si on la brave, elle soulève des tempêtes. On adoucit les chevaux farouches, non avec la force, mais avec des mots caressans. Les pilotes ne vont pas de l’avant contre la tempête, ils l’éludent en louvoyant, ou attendent à l’ancre un vent plus favorable. Le temps remédie à beaucoup de maux que nulle force humaine ne peut empêcher. Ceux qui sont au service des rois, doivent dissimuler beaucoup de choses, et, s’ils ne peuvent les amener à l’avis qu’ils jugent bon, tâcher du moins de modérer par quelque côté leurs passions. Mais, dira-t-on, il faut savoir mourir pour la vérité. Pour toute vérité, non. » Ce n’est plus là le bon vieillard, mais le vieillard aride, et l’homme qui doute même de l’utilité de la vertu. Voici maintenant où se montre l’homme sage et plein d’expérience, qui flattait les rois, mais non pas jusqu’à leur engager sa liberté, et qui avait fui les honneurs parce qu’il savait à quel prix on y reste et on en sort : « Si Morus m’avait consulté quand on lui proposa la place de chancelier, le connaissant d’une conscience scrupuleuse, je l’aurais détourné de l’accepter. Il est impossible à ceux qui occupent des fonctions élevées auprès des princes d’être aussi rigoureusement justes dans les grandes que dans les petites choses. Aussi, quand on me félicite d’avoir pour ami un homme placé si haut, j’ai coutume de répondre que je ne le complimenterai de sa prospérité que s’il me l’ordonne[1]. »

Mélanchton, à qui Henry VIII faisait des avances, et qui en recevait des assurances écrites de protection et d’amitié, l’année même où ce prince fit mourir Morus, écrivit sur son épistolier : « Cette année a été fatale à notre ordre. (Celui des théologiens.) J’apprends que Morus et d’autres ont été mis à mort[2]. » Et plus loin : « Je suis attristé du malheur de Morus, et ne me mêlerai plus de ces affaires-là[3]. »

Les morts des hommes illustres ne sont jugées, comme leurs vies, avec impartialité, et, si cela pouvait se dire des jugemens humains,

  1. Correspond. d’Érasme, 1768-1769-1770
  2. Lettres de Melanchton, l. iv, l. 177.
  3. Ibid., l. 182 E.