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raconter ce trait, qu’explique la grossièreté des mœurs de l’époque, et qui, à ce moment suprême, ne pourrait faire rire que ceux à qui l’apparence des choses en cache le fond. Il ne peut se passer rien de risible dans les deux dernières heures d’un homme illustre qui va mourir sur l’échafaud. Ce fut immédiatement après cette scène de larmes entre Morus et M. Pope, que le prisonnier, depuis long-temps malade de la gravelle, étant allé satisfaire une nécessité que ses infirmités lui avaient rendue très douloureuse, revint à M. Pope, et lui montrant le vase où la médecine de l’époque[1] cherchait les symptômes des maladies

— « M. Pope, dit-il gaiement, je ne vois rien là qui eût empêché cet homme de vivre long-temps, si la chose eût plu au roi. »

Quand Morus fut seul, il quitta sa chemise de mortification, et, comme un homme invité à un banquet solennel, il s’habilla du mieux qu’il put et revêtit une robe de soie que lui avait donnée son ami Antonio Bonviso. Le lieutenant de la Tour, le voyant ainsi paré, lui dit que c’était grand dommage qu’il s’habillât ainsi pour le profit du misérable qui devait lui donner le coup de la mort.

— « Quoi ! M. le lieutenant, dit Morus, un homme qui va me rendre un si grand service ! Si cette robe était d’or, je ne ferais qu’une chose juste en la lui donnant. Saint Cyprien ne donna-t-il pas trente pièces d’or à son exécuteur, parce qu’il connaissait l’ineffable bien que celui-ci allait lui rendre en retour ? »

Mais le lieutenant insistant, sans doute par un scrupule de haut fonctionnaire qui ne veut pas qu’on gâte les subalternes, Morus ôta sa robe de soie, et la remplaça par une robe de laine de Frise. Toutefois il donna un angelot d’or au bourreau pour qu’il ne le fît pas souffrir, « mais qu’il se montrât son ami. »

À neuf heures, il fut livré par le lieutenant de la Tour au sheriff, et s’achemina vers l’échafaud. Sa barbe était longue, ce qui ne lui était pas accoutumé, son visage pâle et amaigri ; il tenait dans ses mains une croix rouge, et levait souvent les yeux au ciel. Une bonne

  1. Long-temps après cette époque, les secrétions urinaires furent le principal diagnostic de la médecine anglaise. Je crois avoir lu, dans le Spectator, des allusions plaisantes à cet usage, ridicule comme toutes les méthodes exclusives. Il y est question d’une femme qui apporte au médecin, dans une fiole, l’urine du petit chien de sa maîtresse.