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POÈTES ÉPIQUES.

on s’arrêtait pour entendre si des flots, des ravins, des collines, n’allait pas s’élever une harmonie séculaire ; si ce sol n’allait pas vibrer et enfanter de lui-même un nouveau chant d’Homère. Mais à mesure que le jour grandissait, et divulguait la misère de ces contrées, cette impression de l’adolescence de la nature se dissipait par degrés ; ou l’on rencontrait une ville écroulée, ou la carcasse d’un aqueduc vénitien, ou des champs blanchissant d’ossemens, et le soir, au chant du hibou, au cri du chacal, la terre se rendormait avec un soupir, comme épuisée de ce rêve du passé et de cette illusion évanouie.

La différence qu’il y a entre les anciens et les modernes se fait bien voir dans la préférence qu’ils ont donnée à l’un ou l’autre des poèmes homériques. L’antiquité, éprise des vertus héroïques, mettait l’Iliade fort au-dessus de sa rivale. Au contraire, les modernes, élevés dans la vie de famille, ont choisi l’Odyssée. En effet l’Iliade est le poème de la jeunesse du monde. L’Odyssée est le poème des vieillards. Dans l’Iliade, le matin de la vie grecque commence à éclater. Tout est espérance et désir. Chacun a sa passion qu’il n’a point assouvie. L’incertitude de la victoire laisse à chacun son avenir intact ; les glaives brillent pour tous au soleil. Dans l’Odyssée, le but est accompli ; c’est le retour. Les vaisseaux, chargés de butin, sont dispersés ; ils brisent leurs pesantes carènes sur le sable, comme autant d’espérances naufragées. Les hommes ont atteint leur chimère ; muets, ils retournent dans leurs foyers. La Troie fumante, comme un désir abandonné, reste seule en ruine et déshabitée sur la côte d’Asie. Les loups, les chacals la visiteront ; les hommes ne la visiteront plus. C’en est fait ! le poème de la vie est fini. La jeunesse et la vieillesse, l’avenir et le passé, le désir et le regret, tout déjà a été raconté. On pourrait s’en tenir à ces deux livres.

Les poètes grecs ont tous les traits d’Homère ; ils sont de la même famille. Ils n’ont pas seulement recueilli les miettes de son banquet ; ils sont du même sang, ils vivent du même souffle ; par-dessus tout, ils ont les mêmes conditions d’art et de beauté. Un seul d’entre eux est marqué d’un type tout différent et appartient à une autre lignée. C’est Eschyle. Celui-là remonte à Orphée. Jamais la tradition d’Homère ne suffirait à l’expliquer. Il possède, lui seul, le mystère des origines ; il porte, comme Électre, l’urne et les cendres du