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POÈTES ÉPIQUES.

aux procédés de la littérature écrite. Chaque chant tombait dans le domaine de la tradition publique, à mesure qu’il était entendu. C’est aussi là que le poète allait le rechercher quand il en avait besoin. Tout vivait de son œuvre autour de lui ; tout la lui renvoyait, tout la lui reproduisait. Qu’avait-il à faire de feuilleter des pages écrites pour retrouver son passé ? Il pouvait feuilleter la mémoire de tous ceux qui l’entouraient. C’est dans ce sens qu’il est permis d’admettre le mot de Vico, que l’Iliade et l’Odyssée sont l’œuvre du peuple grec. Le peuple, en effet, y travailla autant que le poète. Le poète inventait ; le peuple se ressouvenait. L’un était la voix ; l’autre était l’écho. Le peuple grec tout entier, voilà le livre incessamment ouvert sur lequel le poète des premiers temps a écrit, jour par jour, son œuvre impérissable.

Quelque chose de semblable à cela se retrouve dans la manière dont le Coran a été publié. Chaque chapitre augmentait à son tour et successivement le domaine de la révélation religieuse ; de même chaque rhapsodie a complété peu à peu la révélation de l’art grec. De nos jours même, n’avons-nous pas un exemple frappant de ce qui précède ? Qui doute que les principales chansons de notre Béranger n’eussent pu être recueillies l’une après l’autre, seulement par le secours du chant ? Il lui eût été possible de composer et de publier ses œuvres sans l’appareil d’aucun des arts mécaniques propres aux modernes. Que l’on étende cet exemple aux proportions de la Grèce héroïque, on aura retrouvé le procédé de ses premiers artistes.

Il n’est douteux pour personne, aujourd’hui, que Wolf n’ait assigné à l’usage de l’écriture, chez les Grecs, une origine trop récente ; il n’est pas moins certain que l’institution des rhapsodes fut suffisante pour assurer d’abord la durée de l’œuvre du poète. On apprenait les poésies d’Homère comme on apprend aujourd’hui une profession libérale. La mémoire de ces vers était un héritage que les familles se léguaient les unes aux autres. La rivalité des chanteurs servait à en garantir l’authenticité. On mettait son orgueil, non-seulement à les déclamer mieux qu’un autre, mais aussi à en posséder la version la plus belle, la plus complète, la plus correcte. Au commencement, les rhapsodes plus rapprochés du poète s’accompagnaient comme lui d’un instrument. On peut se figurer cette partie musicale comme un prélude, ou comme un accord très sim-