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J’ai vu que, dans plusieurs des articles qui ont été faits sur ce tableau, on demandait pourquoi tous les personnages y sont si tristes, et qu’on croyait en trouver la raison dans la crainte d’une tempête que le ciel, disait-on, présage. Le ciel est clair, et le paraîtrait plus, sans le voisinage de la toile de M. Hesse, dont les couleurs tranchées lui font tort. Les pêcheurs que Robert a peints sont des Chiojotes ; et le motif de leur tristesse, c’est qu’ils ont besoin pour vivre de deux sous par jour, à peu près, et qu’ils ne les ont pas tous les jours.

Les pêcheurs vénitiens n’ont point de lit ; ils couchent sur les marches des escaliers du quai des Esclavons. Ils ne possèdent qu’un manteau et un pantalon qui, le plus souvent, est de toile. Le manteau est court, d’une étoffe grossière, très lourde, brune, et ils le portent été comme hiver. L’été seulement, ils n’en mettent pas les manches, qu’ils laissent tomber sur leurs épaules ; le pêcheur assis dans le tableau a un manteau de cette espèce. C’est dans ce manteau qu’ils s’enveloppent pour dormir, se rapprochant le plus possible les uns des autres, afin d’éviter le froid des dalles. Il arrive souvent, surtout pendant le carême, que lorsqu’un d’eux s’éveille la nuit, il entonne un psaume à haute voix ; alors ses camarades se relèvent et l’accompagnent en parties, car ils ne chantent jamais à l’unisson, comme nos ouvriers ; leurs voix sont, en général, parfaitement justes, et d’un timbre très sonore et très profond ; ils ne chantent guère plus d’un couplet à la fois, et se rendorment après l’avoir chanté ; c’est pour eux l’équivalent d’un verre d’eau-de-vie ou d’une pipe. Quelques heures après, si un autre se réveille, ils recommencent. Leurs femmes, quand ils en ont, logent dans les greniers des palais déserts qu’on leur abandonne par charité. Elles ne se montrent guère qu’au départ ou au retour de la pêche, portant leurs enfans sur leurs bras, comme la jeune femme qu’on voit dans le tableau. Du reste ; ils ne mendient jamais, différens en cela du peuple de Venise et de toute l’Italie, où tout mendie, même les soldats. Leur contenance a beaucoup de gravité, et l’étoffe dont ils sont vêtus ajoute à leur aspect sévère, par ses plis rares et immobiles ; leurs poses sont souvent théâtrales, comme on peut le voir dans le tableau par celle de l’enfant qui déploie les filets. Leur seul moyen de subsistance est la pêche des huîtres et des poissons de mer, qui sont excellens dans l’Adriatique, mais qui se vendent à très bon