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DU NOUVEAU MINISTÈRE ET DE LA NATION.

il pouvait construire l’ordre nouveau. M. Thiers devait se proposer d’être l’homme d’état du côté gauche, de renouveler l’opposition, de lui apporter ce qui lui manquait, la connaissance de l’histoire, l’intelligence des hommes et de l’Europe ; il pouvait indiquer au gouvernement ses devoirs nouveaux, l’avertir, et, quand il l’eût fallu, le défendre contre de violentes agressions.

Et non-seulement l’éclat de la popularité s’attachait à ce rôle, mais ce rôle avait encore pour dénouement nécessaire les conquêtes les plus positives de l’ambition. Le pouvoir, le vrai pouvoir, n’arrive pas aux hommes, parce qu’ils se précipitent à sa rencontre ; mais il va trouver ceux qui, persévérant avec fermeté dans une situation bien choisie, reçoivent du temps, pour prix de leur judicieuse constance, le signe sacré de la nécessité. Ainsi le veut l’intelligente fatalité des choses humaines. Si M. Thiers, dans les rangs de l’opposition, eût jeté les germes d’un système futur, tant par la plume que par la parole, il fût parvenu à son heure au maniement des affaires, mais fidèle à lui-même, mais le premier, mais arbitre de sa conduite et de sa destinée.

Il n’en fut pas ainsi : M. Thiers conçut autrement sa carrière : on eût dit qu’il avait pris pour règle de conduite de ne jamais marcher seul, de ne jamais être que le second, et de chercher toujours un patron de son talent et de sa fortune. Il fut tour à tour le sous-secrétaire d’état de M. Laffitte, et l’orateur de M. Périer : après la dictature passagère et maladive du célèbre banquier, il s’allia à M. Guizot, céda tour à tour la présidence au maréchal Soult et au duc de Broglie ; enfin, aujourd’hui il est en première ligne au pouvoir, et voilà ce qui dès l’abord l’a le plus embarrassé. M. Thiers a bien l’habitude d’être ministre, mais il n’a pas encore celle d’être premier ministre : les évènemens, ses adversaires et sa propre conduite lui permettront-ils de la prendre ?

La situation où se trouve M. Thiers est pleine de périls, mais de périls qui peuvent devenir heureux pour le talent et l’esprit, en leur servant d’aiguillon. Cet homme d’état n’a plus de milieu entre d’extrêmes succès et des humiliations amères. Il doit sentir qu’entre lui et son ancien ami il y a une barrière éternelle. Quelle injurieuse omission M. Guizot a faite du nom de M. Thiers dans sa rancuneuse harangue ! Quel contraste avec le langage qu’il tenait quand il annonça à la tribune en 1831 qu’il soutiendrait l’administration de