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changemens opérés dans les esprits ? Il y a là un entêtement trop personnel, et M. Guizot a trop l’air de se préférer lui-même à la cause qu’il dit défendre.

« Qu’on ne croie pas, disait récemment M. Thiers à la tribune, que tout ce que nous disons du calme de la France, de son repos, de ses progrès, soit fictif ; tout cela est bien réel, le calme du pays l’atteste. » Il y a donc un dissentiment entre M. Guizot et le nouveau ministère. M. Guizot nie le changement ; M. Thiers le proclame ; il faut mesurer la profondeur de ce dissentiment qui lui-même est un progrès.

Il y a six ans, à la même époque, M. Thiers était rédacteur en chef du National ; aujourd’hui il est premier ministre. Cette élévation rapide a été le prix d’une aptitude incontestable à la vie politique, d’un esprit facile et brillant, d’une étourderie étincelante qui répare ses fautes et les recommence toujours. La véritable carrière politique de M. Thiers a commencé en 1830 avec la fondation du National. Les six premiers mois de 1830 ont été le moment où M. Thiers a le mieux montré le coup d’œil et le génie de l’homme politique. Non-seulement il a pressenti, il a vu l’imminence d’une révolution ; mais il a mis sa vie et sa destinée sur cet enjeu ; avec un heureux mélange de tact et d’audace, il a indiqué ouvertement ce que, selon lui, le pays devait faire, et comment il devait régler son avenir. Il n’y a peut-être pas d’exemple d’un évènement politique, si bien prévu, si bien mené par un écrivain ; et c’est surtout avant de devenir ministre que M. Thiers a été homme d’état.

Rien n’était plus naturel que M. Thiers embrassant le service et la défense du pouvoir qu’il avait élevé. Mais comment devait-il le servir ? À quel poste devait-il se placer pour le défendre ? Voilà la question.

Quelle carrière neuve et grande où le patriotisme se serait allié avec l’ambition, pouvait s’ouvrir l’historien de la révolution française, s’il l’eût voulu ! Rester dans les rangs de la presse où il avait élevé sa célébrité, maintenir au journal qu’il avait fondé son initiative et son autorité ; journaliste, obtenir de ses concitoyens la députation ; dans la chambre, rester en dehors du gouvernement pour mieux l’éclairer et le servir ; se fortifier dans cette situation admirable où il ne pouvait être suspect au pouvoir, où il devait devenir cher au pays, où tout ensemble gouvernemental et populaire,