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LA PRESSE FRANÇAISE.

Pour la majorité des écrivains, il y a impossibilité absolue de se distinguer, quelles que soient d’ailleurs leurs facultés. L’expérience démontre qu’on bat monnaie en tenant fabrique de choses médiocres, et que celui qui ne voudrait produire que des ouvrages achevés, ne pourrait pas vivre de sa plume. Chacun est rétribué, non pas selon la valeur morale, mais d’après la masse qu’il fournit. Les meilleurs ouvrages sont évidemment les plus courts : or, supposons que pour atteindre cette rare perfection, on se fasse un devoir de resserrer la trame et d’épurer les couleurs qui doivent l’embellir, on aura réduit le volume de moitié, et on recevra moitié moins que pour la première ébauche. Est-on dédommagé par l’empressement du public ? l’éveil est donné aux contrefacteurs. Nous ne parlons pas seulement des étrangers. Les plus dangereux, à notre avis, sont les copistes qui s’emparent aussitôt des intentions, du cadre, et des élémens nouveaux qui donnaient du prix à l’original.

Le désintéressement de l’écrivain n’est pas même une condition d’indépendance. Si, pour ne rien sacrifier aux intérêts commerciaux, il fait les frais d’impression, il ne trouve plus ni marchands, ni critiques, ni lecteurs. Les livres ne peuvent pas se passer de l’industrie des libraires, et ceux-ci ne se remuent jamais qu’en proportion des avances qu’ils ont besoin de réaliser. Ce qu’on appelle la critique n’est, en général, qu’un vaste système de publicité, organisé par les gens d’affaires qui s’en réservent, autant que possible, la disposition. On compte, il est vrai, un très petit nombre de juges consciencieux et exercés ; mais ils ne s’adressent guère qu’aux noms célèbres, et aux ouvrages dont l’apparition est un événement. Une tentative isolée, privée du savoir-faire d’un spéculateur, n’a donc pas la moindre chance de salut ; elle doit mourir, étouffée dans la foule, et complètement ignorée du public.

L’imprudent qui a livré son avenir aux chances de la littérature, a bientôt fait l’épreuve de ces difficultés. Quel parti suivre ? Briser sa plume, et se rejeter dans l’une des carrières appelées libérales comme par dérision ? Mais il les trouve toutes encombrées, et d’impitoyables calculs lui apprennent que sur le nombre des sujets sortant de nos écoles supérieures, cinq mille par année restent forcément sans emploi. Réduit à choisir un état, il se décide ordinairement pour celui qui choque le moins les habitudes de son esprit. Il se fait ouvrier littéraire. Ses inspirations seront mesurées sur celles d’un libraire. Il apprendra de lui la science des succès productifs, qui consiste à faire des choses communes, pour le commun des intelligences. Désormais le seul prix qu’il mette à son labeur, c’est le réel des gens d’affaires, c’est le bien-vivre que procure l’argent ! et il en vient à ne plus voir que deux races parmi les hommes d’art : ceux qui gagnent de l’argent, et ceux qui n’en savent pas gagner !