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joint à cela une indifférence profonde pour tout ce qui ne touche pas à son négoce ; et quant à la bravoure, il est permis de dire, sans le blesser, qu’il n’est pas dans sa vocation d’en avoir une bien trempée. Le portrait n’est pas flatté, mais il n’est pas non plus chargé ; et que de traits encore n’y faudrait-il pas ajouter, si l’on prétendait à un tableau tant soit peu complet de cette monarchie infirme et caduque ! Voilà pourtant ce que le despotisme fait des nations les plus glorieuses : il les énerve, il les corrompt, et quand enfin son heure sonne, il les jette ainsi dégradées aux mains bienfaisantes de la Liberté.

Certes, si c’était là toute la Péninsule, la Péninsule serait désespérée ; mais, grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi. Au-dessous de cette Espagne égoïste, peureuse, épuisée, il y a une Espagne forte, courageuse, dévouée ; cette Espagne-là, c’est le peuple. Le peuple espagnol a de grands défauts ; je ne les ai ni dissimulés, ni atténués. Il est plus prompt au meurtre que nul autre peuple en Europe, et en beaucoup de lieux, l’amour de l’indépendance, la haine du travail, ont faussé chez lui toutes les notions de propriété ; en un mot, il est Hobbiste, mais Hobbiste conséquent, c’est-à-dire que, considérant la société comme un état de guerre, il poursuit le principe jusque dans ses dernières applications. Ceci est le trait distinctif de sa physionomie morale ; c’est la clé du caractère national. Mais descendons au fond des choses, et remarquons d’abord que l’idée d’homicide n’excite pas au-delà des Pyrénées l’horreur qu’elle inspire ailleurs ; ensuite, la constitution politique de la Péninsule étant donnée, il serait impossible que le peuple ne fût pas ce qu’il est ; s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est qu’il ne soit pas pire. Pressuré par un fisc insatiable, qui absorbe ses pauvres sueurs au profit de l’oisiveté opulente ; livré sans garanties à une justice vénale, à des tribunaux où le riche ne saurait perdre sa cause, où le droit c’est l’argent ; en proie à des administrations cupides jusqu’au scandale, cavernes impures d’où l’on ne sort jamais la bourse intacte, le peuple espagnol est toujours sur la défensive, et ses agressions ne sont que des représailles. Et puis, le dirai-je ? ses vices ont de la grandeur : il tue, mais c’est par jalousie, par haine ; et quand l’indigence, le désespoir, le poussent hors des voies légitimes, il ne va pas, larron tremblant, glisser une main furtive dans la poche du passant : il monte à cheval, prend son escopette et gagne