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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

M. Villemain, quand il écrit, gagne sans doute en perfection, en poli, en pensée plus nourrie et mieux ménagée, mais il y a quelque chose qu’il n’a plus ; quand il est lui écrivain, il n’est pas lui orateur. Le dirai-je ? il songe peut-être à trop de personnes en écrivant ; en voulant tout concilier, il se tient lui-même en échec, il s’émousse à dessein quelquefois. Le vif et le mordant de ce rare esprit, sa liberté tout entière ne se déploie ou que dans le tête-à-tête ou que devant tous. Devant tous l’instinct l’emporte, la verve s’en mêle, le mot jaillit. Dans cette chaire où il monte avec une négligence qui, pour être extrême, n’est pas disgracieuse, dans cette chaire où il se courbe, sur laquelle il frappe, avec un manque apparent de gravité qui donne le démenti aux préceptes de Cicéron et qui brave le deformitas agendi interdit à l’orateur, écoutez-le ! sa voix sonore et chantante avec agrément, mélodieuse et sachant les nombres, a dès l’abord tout racheté. Il se penche, il s’avance des lèvres vers l’auditoire. Si le premier banc, légèrement reconnu, ne le préoccupe pas trop, ne le gêne point par quelques figures peu compatibles et contradictoires, sa parole se lance. Il s’inquiète encore de son auditoire sans doute, mais c’est de tous alors et non de quelques-uns. Son esprit alerte et souple donne sur tous les points à la fois de cette demi-circonférence qui ondule et frémit d’une rumeur flatteuse autour de lui. Il ne se tient pas serré au centre, ferme et ramassé en soi comme Bossuet l’a dit quelque part de l’abbé de Rancé ; — non ; — il ne ramène pas à lui impérieusement son auditoire sur un point principal, autour de la monade moi, comme faisait dans sa manière différemment admirable M. Cousin. Mais penché au dehors, rayonnant vers tous, cherchant, demandant alentour le point d’appui et l’aiguillon, questionnant, et, pour ainsi dire, agaçant à la fois toutes les intelligences, allant, venant, voltigeant sur les flancs et comme aux deux ailes de sa pensée ; quel spectacle amusant et actif, quelle étude délicieuse que de l’entendre ! Quelle révélation, pour qui sait les saisir, sur les secrets de naissance de la pensée littéraire ! Et là où il faut se souvenir, sa mémoire vaste, distincte, actuelle, et qui a un certain tour d’invention, devient un nouvel étonnement. De même que son érudition classique est sans calepin, sa mémoire d’orateur porte tout avec elle ; elle égale, je le parierais, celle d’Hortensius ; elle n’a pas l’air, je vous assure, de se rattacher du tout aux compartimens du pla-