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rappelle l’homme qui l’a occupé le dernier, son étonnante sagacité, son expérience consommée, quelle fut sa haute fortune pendant quelques années, et comment il finit par une chute si triste, mourant sans honneur et sans gloire, j’ai quelque raison de regarder les dignités humaines comme choses de peu de durée, et la place de chancelier comme beaucoup moins désirable que ne le pensent ceux qui m’en voient honoré, car c’est une tâche si difficile de suivre un tel homme pas à pas, et de mériter les éloges qu’on a donnés à son esprit, à sa prudence, à l’éclat de ses talens, que je dois paraître, eu égard à lui, comme la lumière d’une chandelle quand le soleil est couché. Et de plus, la chute soudaine et inattendue d’un tel homme me montre, par une leçon terrible, qu’un tel honneur ne doit guère me flatter, et que l’éclat de ce siége est peu propre à m’éblouir les yeux. C’est pour cela que j’y vais monter comme dans une place pleine de travail et de dangers, dépourvue de tout honneur véritable et solide, et dont il faut d’autant plus craindre de tomber que l’on tomberait de plus haut. Et en vérité, je trébucherais dès le premier pas si je n’étais soutenu par la bonté du roi et rassuré par les marques d’estime que je reçois de vous. Sans cela ce siége ne me sourirait pas plus qu’à Damoclès l’épée suspendue sur sa tête par un crin de cheval, lorsque assis sur le trône de Denys, tyran de Syracuse, il s’oubliait dans la bonne chère d’un festin royal. Au reste, j’aurai toujours devant les yeux, d’une part, que ce siége sera pour moi honorable, glorieux, si je remplis mes devoirs avec zèle, diligence et fidélité ; d’autre part, qu’il peut arriver que la jouissance en soit courte et incertaine : or, mon travail et ma bonne volonté devront m’assurer la première chose ; l’exemple de mon prédécesseur m’édifiera sur la seconde. Qu’on juge maintenant combien doivent me plaire et la dignité de chancelier et les éloges du noble duc[1]. »

Ce fut un spectacle touchant de voir, dans le palais de Westminster, les deux plus grandes chambres du royaume, celle de la justice du banc du roi, et celle des lords, présidées, l’une par le père, et l’autre par le fils. Le père de Morus était alors âgé de quatre-vingt-dix ans. Tous les jours, avant d’aller remplir sa charge, le chancelier demandait à genoux la bénédiction du vieillard, lequel eut le bonheur de mourir, son fils étant encore en charge, et sans que

  1. Life of sir Th. Morus, by his grandson.