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REVUE. — CHRONIQUE.

Au milieu de son triomphe, M. Thiers n’est pas toutefois sans quelques embarras. Depuis qu’il est à la tête d’un ministère formé de sa main, il est occupé à chercher, avec tout le discernement qui lui est propre, les forts et les puissans, pour accommoder ses principes aux leurs et pour leur apporter quelques convictions à leur usage ; mais cette puissance que M. Thiers cherche avec tant de soin, semble s’effacer et se cacher malignement, comme pour lui faire pièce. Où donc est la majorité ? demande partout M. Thiers ; à droite, à gauche, au nord, au couchant ? Où est-elle ? que je la serve et que je l’adore. Mais la majorité est sourde, elle ne se montre nulle part, ou plutôt elle est partout, et M. Thiers ne sait plus à qui entendre. Sera-t-il homme de juillet, comme en 1830 ? Passera-t-il au tiers-parti, dont il a déjà écrémé la surface pour nuancer son ministère ? ou bien se fera-t-il de nouveau doctrinaire ? Peu lui importe. Il a des discours et des professions de foi au service de tout le monde. Mais, au nom du ciel, ne le laissez pas dans cette incertitude, et ne le placez pas plus long-temps, comme il l’est aujourd’hui, entre le centre gauche et le centre droit, une main sur la large épaule de M. Arago, et l’autre dans la main fidèle de M. Berryer, dont l’étreinte ressemble à un coup de grace. Cette position ne peut se supporter ; M. Thiers demande qu’on le délivre et qu’on le fasse passer de l’un ou de l’autre côté, n’importe de quel côté !

En jetant un coup-d’œil sur cette chambre vraiment renouvelée par la manière inattendue dont elle se groupe, M. Thiers a cru voir quelques têtes de plus du côté de la gauche, et déjà il insiste moins sur la nécessité de continuer le ministère du 13 mars et celui du 11 octobre. M. Thiers a pris le parti d’être en ce moment un ennemi de l’aristocratie et des priviléges, et le Constitutionnel s’est chargé de le présenter comme un homme de juillet, qui sort enfin le front levé de sa longue captivité doctrinaire, durant laquelle il a été forcé de sacrifier aux faux dieux, et de voter, le cœur déchiré, les lois de septembre, l’état de siège, et toutes les mesures de rigueur qui ont marqué cette fatale époque, mais qui vient maintenant, le rameau d’olivier à la main, tout réparer, tout apaiser, et qui brûle d’embrasser ses frères dont il a été séparé si long-temps. Le Constitutionnel en verse des larmes d’attendrissement.

Permis à M. Thiers d’attendrir le Constitutionnel et ses sensibles abonnés, et de se présenter à eux sous la face qu’il lui convient le mieux de prendre à cette heure ; mais n’est-ce pas dépasser un peu le but, et dépenser trop d’habileté en un jour que de faire représenter M. Guizot et M. de Broglie, ses deux collègues d’hier, comme des aristocrates furieux et ne rêvant que le rétablissement de la monarchie de Louis xiv ?