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JOCELYN.

il serait plutôt de Touraine, de quelqu’un de ces jolis hameaux voisins de la Loire, dans lesquels Goldsmith nous dit qu’il a fait danser bien des fois l’innocente jeunesse au son de sa flûte, et qui ont dû lui fournir plusieurs traits dont il a peint son délicieux Auburn. Jocelyn a seize ans au 1er mai 1786, et il se met depuis lors à se raconter à lui-même en chants naïfs ses pensées adolescentes. Il est allé à la danse du village, il y a vu Anne, Blanche, Lucie, toutes à la fois, toutes à l’envi si belles. Il rêve donc son rêve de seize ans, vaguement ému, le long de la charmille du jardin, en lisant Paul et Virginie. Jocelyn, c’est Paul lui-même, c’est Lamartine à cet âge, c’est notre adolescence à tous dans sa fleur d’alors développée, épanouie. Rien de bizarre, rien d’extraordinaire ni de farouche ; rien chez Jocelyn de ce que d’admirables poètes ont su rendre dans des types maladifs, bien qu’immortels. Nous avons déjà eu plus d’une fois l’occasion de le remarquer, ce qui est particulier à Lamartine consiste dans un certain tour naturel de sentimens communs à tous. Il ne débute jamais par rien d’exceptionnel, soit en idée soit en sentiment ; mais dans ce qui lui est commun avec tous, il s’élève, il idéalise. Il arrive ainsi qu’on le suit aisément si haut qu’il aille, et que le moindre cœur tendre monte sans fatigue avec lui[1].

Jocelyn est donc l’enfant pieux de toutes les familles heureuses, le frère de toutes les jeunes filles. Il a vu sa sœur souffrir et pâlir au retour du bal du hameau ; il a entendu, caché derrière le feuillage,

  1. « Comment M. de Lamartine est-il si populaire en même temps qu’il est si élevé ? » me demandait un jour un homme que ce problème intéresse à bon droit, parce que la popularité du succès n’a point jusqu’ici répondu pour lui à l’élévation de la pensée et du talent. — « C’est que M. de Lamartine, lui dis-je, part toujours d’un sentiment commun, moral, et d’une morale dont tous ont le germe au cœur, et presque l’expression sur les lèvres. D’autres s’élèvent aussi haut, mais ne le font pas dans la même ligne d’idées et de sentimens communs à tous ! Il est comme un cygne s’enlevant du milieu de la foule qui l’a vu et aimé pendant qu’il marchait et nageait à côté d’elle ; elle le suit jusque dans le ciel où il plane, comme l’un des siens, ayant seulement de plus le don du chant et des ailes ; tandis que d’autres sont plutôt des cygnes sauvages, des aigles inabordables, qui prennent leur essor aussi sublime du haut des forêts désertes et des cimes infréquentées ; la foule les voit de loin, mais sans trop comprendre d’où ils sont partis, et ne les suit pas avec le même intérêt sympathique, intelligent. »