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aux yeux du public qu’au début ; mais la faculté qui se manifeste dans les œuvres successives a grandi. L’ame du vrai poète lyrique, après qu’y pâlit l’amour, est comme un Bosphore où le feu grégeois n’illumine plus la nuit, et qui éclaire moins ses rivages, mais qui les réfléchit mieux. Tout poète-amant dit plus ou moins à son amie :


Aimons-nous, ô ma bien-aimée,
Et rions des soucis qui bercent les mortels !


Quand la sublime illusion cesse, quand l’amour a revolé aux cieux, tout le monde d’alentour reparaît, dans une ombre d’abord, mais bientôt tout s’éclaire comme d’une aube croissante ; l’humanité reprend sa place dans l’univers. Le sentiment unique, qui avait tout laissé désert en s’enfuyant, se retrouve successivement en beaucoup d’autres sentimens dont chacun est moindre, mais dont l’ensemble anime et reflète à un point de vue vrai la création. Que fera le poète lyrique alors, sous l’empire de cette faculté immense, plus calme, mais qui déborde en s’amoncelant, plus désintéressée, plus froide en apparence, mais si prompte à s’ébranler au moindre souffle et à rouvrir ses profondeurs émues ? Oh ! que de sons inépuisables, renaissans, perpétuels, on entendrait, on noterait, près de lui, si on l’écoutait dans ses solitudes aux automnes ou aux printemps ! Que de fleurs les brises commençantes vous apporteraient sous son ombre ; que de feuilles demi-mortes, les premiers aquilons ! Car tout lui parle ; si l’unique et brillante pensée ne tient plus son cœur, il n’est non plus indifférent à rien. L’oiseau qui passe, la voile qui blanchit, la mouche heureuse qui scintille dans le soleil, se peignent plus distincts que jamais dans ce lac de l’ame, uni à la surface, et dont les grandes douleurs ont creusé et abîmé le fond. Le chant du pâtre, les voix de la famille assise un moment dans le sillon, tout ce qui a le son de la vie, répond en lui à des places secrètes, et le provoque à dire les joies ou les douleurs des mortels. Tant de flambeaux chéris, qui pour lui ont disparu de la terre, éclairent par derrière au loin, en mille endroits indéterminés, la scène ; à chaque reflet passager, partout où il entend un bruit, un soupir, où il voit une beauté, une grace, il dit : C’est là. Le grand poète lyrique, à cet âge de calme et de mélancolique puissance, s’il se