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THOMAS MORUS.

Une autre fois il loue ses filles de leurs éloquentes lettres, mais il regrette qu’on ne lui parle pas assez des entretiens qu’elles ont avec leur frère, de leurs lectures, des thèmes qu’elles font, de l’emploi de leurs journées « au milieu des doux fruits de la science. » Une autre fois, c’est Jean, le plus jeune de la famille et son seul fils, qu’il félicite de sa dernière lettre, parce qu’elle est plus longue et plus soignée que celle de ses sœurs. Non-seulement Jean traite son sujet avec goût et élégance, mais il sait plaisanter avec son père discrètement et d’une façon à la fois piquante et respectueuse, lui rendant bons mots pour bons mots, mais sans sortir de la retenue, et sans jamais oublier avec qui il fait assaut d’esprit.

Mais l’enfant de prédilection de Morus, l’enfant de son cœur, c’était sa fille aînée, Marguerite, mariée à Roper, et déjà mère de plusieurs enfans. Marguerite pouvait passer pour un savant ; elle écrivait également bien en anglais et en latin, et traduisait elle-même ses propres ouvrages de l’anglais en latin, ou du latin en anglais. Elle répondit à la déclamation de Quintilien, où l’on voit un pauvre accuser un riche d’avoir empoisonné ses abeilles par les fleurs vénéneuses de son jardin, et elle plaida la cause du riche. Elle traduisit Eusèbe du grec en latin. Habile commentateur, dans le sacré comme dans le profane, elle expliqua un passage de saint Cyprien qui avait mis à la torture tous les savans de son temps au lieu de nisi vos sinceritatis, elle lut nervos sinceritatis. Elle s’occupait beaucoup d’astronomie, car son père la plaint de passer tant de nuits froides pour contempler les merveilles « du tout-puissant et éternel ouvrier. » Toute cette science ne l’empêchait pas d’être bonne femme de ménage, mère soigneuse, épouse dévouée.

Dans ce temps-là, la vie était bien remplie. Des occupations qui aujourd’hui s’excluent, se conciliaient à merveille alors, parce qu’on faisait tenir deux fois plus de choses dans le même espace de temps, et qu’il y avait peu d’heures oisives. La contemplation même avait un but d’activité. Une femme trouvait le temps d’être à son mari, à ses enfans, à son père, à ses frères et à ses sœurs, et d’étudier l’astronomie, de déchiffrer les pères, de réfuter Quintilien, de traduire les livres grecs ; d’être savante sans être précieuse ; occupée des choses de l’esprit sans avoir de distractions, auteur sans cesser d’être femme. C’est que l’instruction chez les femmes n’était ni une mode, ni une rareté, ni une profession ;