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les plaisanteries d’Érasme. Il renchérit sur ces plaisanteries par des pointes et des anecdotes, élargissant les blessures faites à Dorpion, et se montrant assez l’ami des deux adversaires, pour dire la vérité à l’un et défendre chaudement l’autre. Érasme eût voulu rendre la pareille à Morus ; mais outre que les occasions manquaient de le faire avec éclat, c’était un champion plus tiède que son ami. Il le prouva, un peu à sa honte, dans la querelle de celui-ci avec Brixius, lettré allemand, qui était avec Érasme dans des rapports plus intimes que Dorpion avec Morus. Cette querelle peint les mœurs littéraires de l’époque, et fait le plus grand honneur au caractère de Morus.

Ce Brixius avait fait un poème en l’honneur d’un vaisseau français dont le capitaine, Hervé, s’était fait sauter avec tout son équipage, plutôt que de se rendre aux Anglais. Le poème avait paru pendant les dernières guerres entre la France et l’Angleterre. Les vers en étaient assez corrects, mais emphatiques, et mêlés de centons, ce que je dois dire par respect pour la vérité, quoique Brixius s’y montrât Français de cœur. Le plus grand crime de Brixius aux yeux de Morus, bon Anglais d’abord, et auprès de qui l’on était mal venu à parler trop bien de la France, c’est que ce poème renfermait quelques traits malins contre lui et contre ses épigrammes. Morus répondit aux allusions satiriques de Brixius par une bordée de huit épigrammes, qui mirent les rieurs de son côté, dans un temps où l’on riait de peu, et où le latin donnait de l’esprit aux vers qui en manquaient. Brixius avait prêté au capitaine Hervé des traits de courage à la manière de Lucain, des morts entassés les uns sur les autres, des coups d’épée pourfendant cinq à six hommes à la fois, des traits, — c’était pousser un peu loin la liberté du centon, car les traits ne faisaient plus alors partie des armes offensives, — clouant les guerriers dos à dos, et autres exploits d’érudit qui n’a jamais vu la guerre. Morus, dans ses épigrammes, lui demandait si son héros avait cinq mains. Brixius avait comparé Hervé aux Décius. « Oui, disait Morus, mais il y a une légère différence, c’est que ceux-ci mouraient volontairement, et que celui-là n’est mort que faute d’avoir pu fuir[1]. »

  1. Sed tamen hoc distant, illi quod sponte peribant,
    Hic periit, quoniam non potuit fugere.

    Œuvres latines, p. 28.