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THOMAS MORUS.

pour les gens de lettres. Ces deux hommes se touchent et se conviennent par tous les points. La prudence d’Érasme prend aux yeux de Morus la couleur de sa propre tolérance à lui. Son scepticisme, qui d’ailleurs ne va jamais jusqu’à la négation, ne rencontre en Morus qu’une foi assoupie, qui ne sera réveillée que par les paroles retentissantes de Luther. C’est lorsque cet homme aura jeté dans le monde chrétien ces paroles qui deviendront des glaives, que Morus et Érasme, jusque-là si tendrement unis, s’aimeront peut-être moins, comme il arrive aux amis qui se trouvent tout à coup enrôlés dans des partis opposés, et dont les opinions ont refroidi les sentimens. Érasme dira de Morus, que si, dans les matières religieuses, il incline vers une chose, c’est plutôt vers la superstition que vers la religion[1]. Morus pensera d’Érasme que, s’il refuse la controverse active et quotidienne avec Luther, c’est qu’il penche secrètement vers l’hérésie, et que c’est faute de résolution qu’il a laissé à un autre le triste honneur d’en lever l’étendard. Érasme trouvera que Morus manque d’étendue d’esprit ; Morus, qu’Érasme manque de décision et de courage. Ils ne se brouilleront pas, ils continueront même à s’écrire de loin en loin, mais avec réserve, et sans se dire les vrais motifs de leurs actions publiques. Morus, par exemple, devenu chancelier, et, deux ans après, se démettant de sa charge, ne donnera guère à Érasme que des raisons banales de son élévation, et lui cachera les vraies causes de sa retraite, comme on ferait à un étranger dont on aurait quelque sujet de suspecter la discrétion. La confiance aura cessé entre les deux amis, et le trop prudent Érasme, dans le récit éloquent qu’il fera, sous un nom supposé, de la mort de son ancien ami, aura conservé l’esprit assez libre pour blâmer d’un manque de prudence et de souplesse le chrétien inflexible, mort martyr de sa conscience.

On sait qu’Érasme avait fait l’Éloge de la Folie pour Morus, et en jouant sur son nom[2]. La scolastique, les universités, les grammairiens, y étaient tournés en ridicule. Martin Dorpion, de Louvain, théologien et grammairien, attaqua le livre d’Érasme. Morus, qui avait quelque liaison avec Dorpion, intervint, et lui écrivit une lettre sévère, dans laquelle il défendit la personne et

  1. Corresp. d’Érasme, passim.
  2. Μωρίας Ἐγχώμιον.