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THOMAS MORUS.

Une circonstance d’ailleurs lui aurait fait un devoir de raison de se tenir à l’écart, s’il n’y avait été déjà porté par son ardeur pour l’étude. La plupart des amusemens des écoliers d’Oxford étaient coûteux ; or sir John More, outre qu’il avait trop de probité pour être riche, n’était pas exempt d’un grain d’avarice. Il ne paraît pas que le cardinal, de son côté, pourvût aux menus plaisirs de son protégé. Le jeune homme travaillait donc par nécessité autant que par goût. Son esprit se mûrissait à la dure école de l’inégalité et de la pauvreté. À dix-huit ans Morus était connu des érudits de l’Europe ; à dix-huit ans il avait déjà des ennemis littéraires. C’était un plus sûr horoscope que le songe de sa mère. Les ennemis sont les premiers qui devinent le talent.

Il faisait des vers en anglais et en latin. La plupart de ces vers sont médiocres. Mais les sujets, sinon la forme, y sont intéressans en ce qu’ils réfléchissent déjà le caractère de Thomas Morus, caractère à la fois enjoué et grave, également porté à la plaisanterie mondaine et à l’austérité ascétique. Dans les pièces anglaises, à côté de vers à Cupidon, de plaisanteries sur un soldat qui veut jouer le moine, il y a des vers sur l’éternité, sur la fragilité des biens de ce monde ; un poème sur la fortune, ses faveurs et ses revers[1]. Dans les pièces latines, qui ne sont guère que des épigrammes, les unes imitées du grec, les autres originales, ou des espèces de sonnets sous la forme de distiques, on lit, à côté de petites satires des ridicules de tous les temps, des vers empreints d’une tristesse chrétienne, et, si je ne me trompe, d’une certaine crainte vague de l’avenir. Brièveté de la Vie ; la Vie est une course vers la Mort ; les Vicissitudes de la Fortune, tels sont les titres de quelques-unes de ces pièces. On les dirait d’un homme qui aurait déjà beaucoup souffert ou beaucoup vu souffrir autour de lui. Morus faisait sans le savoir l’histoire de sa vie. « Quand on possède les plus grands biens, dit-il dans une de ces pièces, les plus grands maux sont tout près ; et réciproquement, le souverain bien est tout près du souverain mal[2]. » N’était-ce pas là le chancelier tombé de la plus haute fortune dans un cachot de la Tour ? N’était-ce pas là le prisonnier

  1. English Works of sir Thomas More, knight ; in-fo, 1557. Biblioth. Sainte-Geneviève.
  2. Thomae Mori Opera latina ; in-fo, 1556. Biblioth. de la ville.