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GUELFES ET GIBELINS.

que, si je veux donner une somme d’argent ou faire amende honorable, je pourrais être absous et retourner à Florence. Dans cette loi, ô mon père ! il faut l’avouer, il y a deux choses ridicules et mal conseillées ; je dis mal conseillées par ceux qui ont fait la loi, car votre lettre, plus discrètement et plus sagement conçue, ne contenait rien de ces choses.

« Voilà donc la glorieuse manière dont Dante Alighieri doit rentrer dans sa patrie après l’ennui d’un exil de quinze ans. Voilà la réparation accordée à une innocence manifeste à tout le monde. Mes larges sueurs, mes longues fatigues m’auront rapporté ce salaire ! Loin d’un philosophe cette bassesse digne d’un cœur de boue. Merci du spectacle où je serais offert au peuple comme le serait quelque misérable demi-savant sans cœur et sans renommée ! Que moi, exilé d’honneur, j’aille me faire tributaire de ceux qui m’offensent, comme s’ils avaient bien mérité de moi ! Ce n’est point là le chemin de la patrie, ô père ! Mais s’il en est quelque autre qui me soit ouvert par vous, et qui n’ôte point la renommée à Dante, je l’accepte, indiquez-le-moi, et alors mes pas ne seront pas lents. Dès que l’on ne rentre pas à Florence par la rue de l’honneur, mieux vaut n’y pas rentrer. Le soleil et les étoiles se voient par toute la terre, et par toute la terre on peut méditer les vérités du ciel[1]. »

Dante, proscrit par les Guelfes, s’était fait Gibelin, et devint aussi ardent dans sa nouvelle religion qu’il avait été loyal dans l’ancienne : sans doute, il croyait que l’unité impériale était le seul moyen de grandeur pour l’Italie, et cependant Pise avait bâti sous ses yeux son Campo-Santo, son dôme et sa tour penchée. Arnolfo de Lapo avait jeté sur la grande place de Florence les fondemens de Sainte-Marie-des-Fleurs ; Sienne avait élevé sa cathédrale au clocher rouge et noir, et y avait renfermé comme un bijou dans son écrin la chaire sculptée par Nicolas de Pise. Peut-être aussi le caractère aventureux des chevaliers et des seigneurs allemands lui semblait-il plus poétique que l’habileté commerçante de la noblesse génoise ou vénitienne ; et la fin de l’empereur Albert lui plaisait-elle plus que la mort de Boniface viii[2].

  1. Cette lettre, conservée dans la bibliothèque de Florence, n’est point de la main de Dante. Dante, comme Molière, n’a laissé aucun manuscrit autographe.
  2. L’empereur Albert fut tué à Kœnigfelden par son neveu Jean de Souabe, au