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LETTRES SUR LA SICILE.

Les latomies, semblables, sous ce rapport, à celles de Syène en Égypte, abondent en fûts de colonnes et en chapitaux ébauchés, en tambours et frises à moitié détachés de la masse d’où on les tirait.

D’autres portions de colonnes gisent sur le sol, et étaient prêtes à être employées à la construction des temples. Ces tronçons ont au moins trente pieds de circonférence sur six à sept d’élévation, ils portent intérieurement des trous carrés de trois pouces environ en tous sens. Ces entailles servaient à placer des morceaux de bois dur peu pénétrable à l’humidité, et à fixer ainsi, avec une extrême exactitude, et sans ciment, les différentes pièces d’une colonne les unes sur les autres.

Des gens de Campo Bello nous avaient accompagnés ; ignorans et crédules comme les Nubiens d’Abousambol, ils me racontaient que dans l’antiquité les femmes de Sélinonte portaient les colonnes des carrières à la ville, sur leurs têtes, en filant le lin ; c’était une race bien plus grande que la nôtre, ajoutaient-ils ; autrement auraient-ils eu besoin de ces immenses maisons ? Le conte des fileuses de Sélinonte n’est pas la seule superstition adoptée dans le pays relativement à Rocca di Cusa. On y remarque une citerne profonde ; suivant une tradition populaire, elle sert de demeure à un roi sarrasin, couvert d’or de la tête aux pieds, et chargé de la garde d’un trésor immense. Les paysans des environs croient à l’existence du prince sarrasin comme à un article de foi, et ils ont souvent entrepris des fouilles considérables pour découvrir le trésor. L’année dernière encore, une femme de Castel Veterano rêva qu’elle l’avait vu, et dès le point du jour elle courut aux latomies, accompagnée de son mari et de son fils, armés de pelles et de pioches.

Ils bouleversèrent le sol autour de la citerne ; tout à coup la femme s’écria qu’elle apercevait le roi : le travail se poursuivit avec une ardeur nouvelle, et fut interrompu lorsqu’enfin les piocheurs restèrent convaincus, par les cris de la malheureuse visionnaire, que la tête lui avait tourné. On fut obligé de l’enfermer dans un hospice où elle persiste encore à voir il re giallo.

Après avoir quitté les carrières, nous suivîmes les débris d’une route antique conduisant à la ville, et tracée sur le sommet d’une colline nue et calcaire ; puis nous descendîmes dans la plaine, qui aboutit, du côté de la mer, à une grève sablonneuse sur laquelle les vagues viennent se déployer mollement. Nous nous y engageâmes, et bientôt nous mîmes pied à terre auprès de quelques coteaux assez