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le rôle que le destin lui avait donné, mais sans s’y intéresser ; car en s’y intéressant, il cessait d’être libre, il devenait esclave. Encore était-il supérieur s’il refusait même ce rôle. « Souviens-toi, dit Épictète, qu’il faut que tu te gouvernes partout comme dans un banquet. Si les plats viennent à toi, étends la main, et prends modestement. Si celui qui porte le plat passe, ne l’arrête pas ; s’il n’est pas encore arrivé à toi, ne t’avance pas pour y atteindre, mais attends qu’il arrive à toi. C’est ainsi que tu dois faire pour les enfans, pour une femme, pour une magistrature, pour les richesses ; et tu seras digne d’un banquet céleste. Mais si tu ne prends pas les choses qui te seraient présentées, et si tu les méprises, tu ne seras pas seulement digne d’un banquet céleste, mais tu seras encore d’un degré plus haut. Car quand Héraclite, Diogène, et autres semblables, ont fait ainsi, ils ont été à bon droit appelés divins, et ils l’étaient en effet. »

Mépriser complètement la vie, la laisser couler, comme ils disaient, en se réfugiant en soi-même ; se regarder relativement à cette vie comme un spectateur, ou tout au plus comme un acteur dans une comédie ; laisser au destin la responsabilité de son œuvre ; ne pas songer à tempérer ses passions, mais les déraciner ; se créer sans passions, faire de soi une intelligence libre, une liberté ; telle fut, comme chacun le sait, la morale des stoïciens. Ils avaient pour cette vie un tel dédain, qu’ils s’attachèrent à démontrer que l’ame humaine était périssable, et que nous n’avions pas à craindre que la vie s’étendît au-delà de ce monde. Ils avaient pour ce monde un tel dégoût, qu’ils donnèrent à leur sage le droit de s’ôter la vie, comme une suite de sa liberté et une récompense de sa vertu.

Platon, avons-nous dit, n’avait ni réprouvé absolument ni accepté absolument la Nature. Son œuvre est un mélange de l’inspiration socratique et de solutions orientales. Ce double caractère d’un Grec qui avait conversé huit années avec Socrate, et qui ensuite s’était fait le disciple des pythagoriciens et des prêtres d’Égypte, se retrouve partout dans ses ouvrages. La direction donnée par Socrate consistait, comme nous l’avons vu, à tourner toutes les investigations vers la question de la morale et du bonheur. Platon accepte complètement cette direction ; mais il résout le problème avec une théologie puisée en Égypte et chez les pythagoriciens de la Grande-