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DU BONHEUR.

Épicure repousse le passé antérieur à cette vie, comme l’avenir qui peut la suivre ; il part du présent, et s’y tient. Pour lui encore plus que pour tout autre, la philosophie se réduit donc à la question du bonheur ; c’est uniquement l’art de conduire l’homme au bonheur par le moyen de sa raison. Il s’agit du présent, de la réalité actuelle ; qu’est-il besoin de métaphysique et de théologie ? Ouvrir les yeux et voir ce qui est, sans trop se soucier de la genèse des choses ; puis se conduire en conformité de ce qui est ; s’affranchir des maux corporels et des troubles de l’ame ; se procurer ainsi, s’il est possible, un état exempt de peine, par la satisfaction réglée des besoins, appétits et désirs que nous a donnés la Nature : voilà le bonheur et la philosophie. Vous voulez percer plus loin dans les secrets du monde ; vous vous demandez ce que c’est que cette Nature dont vous faites partie et qui vous enserre : Épicure satisfait cette curiosité avec les atomes. Mais encore une fois l’éthique est la seule chose qu’il considère comme importante ; la physique et la métaphysique qui se rapportent à son système n’en sont que des accessoires.

Tout ce qu’au dix-huitième siècle et au commencement du nôtre ont érigé d’idées philosophiques les partisans de la Nature, le déisme de Bolingbroke, de Pope et de Voltaire, l’égoïsme de La Rochefoucauld, le sensualisme de Condillac, l’intérêt bien entendu d’Helvétius, le matérialisme atomistique de nos savans, l’utilitarisme de Bentham, tout cela était dans Épicure. Ses livres, perdus, ont pour ainsi dire été retrouvés au dix-huitième siècle. Des dieux tranquilles et impassibles hors du monde ; nul rapport entre l’homme et la divinité, ce qui revient au même que la négation de toute divinité ; le monde conduit par le hasard, ou par les causes secondes ; les atomes s’accrochant ensemble suivant toutes les combinaisons possibles ; l’homme jeté au milieu de ces forces contraires, sans pouvoir aspirer à savoir pourquoi, et obligé de mettre sa raison à s’accommoder avec elles ; l’intérêt de chacun mobile unique et légitime de toutes nos actions ; l’utilité base de toute législation ; puis la partie noble du système, la vertu unie au plaisir, l’intérêt bien entendu conduisant à la morale et au bonheur ; Épicure avait, dès le quatrième siècle avant notre ère, concentré dans son œuvre tous les traits divers de cette philosophie, dont nous avons vu si près de nous une reproduction complète.