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ne pouvons y faire un pas sans détruire. Que nous le prenions, ce monde, dans le temps ou dans l’espace, sous ses deux dimensions c’est un réseau de mal, de destruction, et de carnage, si bien tissé et si plein, que cela ressemble à ce tableau de Salvator, où tout tue et est tué en même temps, où hommes, chevaux, et jusqu’à un oiseau qui passe sur le champ de bataille, tout est frappé, tout meurt, sous un ciel pâle, dans un affreux ravin, tandis que le soleil s’éteint tristement à l’horizon. Admirable tableau, sublime expression de la mélancolie que le mal moral et le mal physique répandus dans le monde peuvent jeter dans notre ame !

Saint Paul, le grand poète, le grand théologien, a résumé d’un mot cette douleur universelle de la nature quand il a dit : Omnis creatura ingemiscit.

Et la théologie chrétienne n’est pas la seule qui ait constaté ce gémissement de toute créature. Toutes les antiques religions ont eu des mythes pour exprimer cette idée ; et nous venons de voir que les siècles dits de lumières et de philosophie, les siècles d’incrédulité, rendent également témoignage de la vanité de ce mot bonheur. Pourtant le mépris qu’on faisait du Ciel à ces époques aurait dû tourner au profit de la félicité terrestre. On voulait détrôner des religions vieillies, il fallait donc exalter la réalité aux dépens de leur idéal ; on n’avait que la terre, il fallait donc en jouir ; on ne croyait qu’au présent, il fallait donc en profiter. Comme le sage Fontenelle, on a pris la vie pour une trouvaille, et on s’est montré peu difficile avec elle ; on s’est fait peu exigeant à l’égard de la Nature, cette mère aveugle qui remplaçait la Providence ; on a donné le moins de gages qu’on a pu à la fortune ; on a concentré toute son attention et rassemblé toute sa prudence sur soi-même, on a mis tout son génie à être égoïste avec art ; on a appelé cela sagesse, raison, philosophie : et, en fin de compte, on a été forcé d’avouer que le bonheur n’était pas fait pour l’homme.

§ ii. — Le mal est nécessaire.

Voilà donc un premier point bien constaté : c’est que le bonheur n’est, comme nous l’avons dit en commençant, qu’une sorte de mirage moral qui nous égarerait incontestablement, et nous ferait marcher de déception en déception, si nous ne prenions notre parti