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NAPOLÉON.

sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton.

Une telle épopée, on le sent, aurait le caractère des épopées dans les sociétés et les littératures civilisées, c’est-à-dire qu’elle serait d’un homme et non de tous, qu’elle ne se prêterait pas à être remaniée, fondue dans quelque rédaction postérieure. « Pourquoi, dit M. Quinet en sa préface, ne reverrait-on pas autour de ce grand objet de l’amour et de la haine de tous une nouvelle lutte de rapsodes ou de trouvères ? » Cette concurrence, qui fait peut-être le prix des thèmes et poésies populaires, est médiocrement favorable, nous le croyons, aux monumens des génies individuels, vastes et consommés ; dans tous les cas, elle cesse du moment qu’un de ces génies a pris possession de l’œuvre et l’a consacrée de son sceau. Mais le temps n’est pas venu évidemment pour qu’une œuvre définitive de ce genre ait pu surgir. La quantité de préludes que nous entendons, la riche matière poétique qu’on broie à l’envi sur ce sujet, au lieu de préparer l’œuvre finale, ne la rendent-ils pas plus difficile ?

Placé entre l’épopée à la Lucain, qu’il ne voulait pas recommencer, et ces indications un peu confuses d’épopée chevaleresque, carlovingienne, vers laquelle il penche par ses études et le tour de son talent, M. Quinet a donné carrière à ses sympathies de moyen-âge, en les relevant et les rachetant par ses vues philosophiques sur l’avenir du monde, sur la guerre dont il voit en Napoléon le dernier grand représentant, et sur la démocratie dont il le considère également comme le héros : « La poésie, dit-il, n’a pas seulement pour but de représenter Napoléon tel qu’il s’est montré aux contemporains. Autrement elle rentrerait dans l’histoire et s’abdiquerait elle-même. Entre Napoléon et nous surgit un élément dont il est impossible de ne pas tenir compte. Cet élément, c’est le temps qui nous sépare de lui. Napoléon nous apparaît nécessairement aujourd’hui dans une tout autre perspective qu’il n’apparaissait aux contemporains. Pour nous, qui ne l’avons pas vu, nous ne pouvons pas nous replacer au lieu précis de la génération qui nous a devancés, sans que nous mettions l’archéologie à la place