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de force et de continuité ; il s’est jeté audacieusement au milieu des choses humaines, et sans s’y perdre, il est arrivé au dénouement, comme dans un port heureux.

Pour la première fois la Grèce connut avec Hérodote, non les faits, mais l’art de l’histoire, et elle éprouva, non-seulement l’émotion, mais la surprise du beau. Elle applaudit aux Muses d’Hérodote, comme la France applaudit au Cid. L’autorité du beau est éternelle, mais sa puissance est encore plus vive quand elle excite dans une société les premiers transports de l’enthousiasme.

Si l’art est déjà parfait dans Hérodote, le fonds est immense et toujours sain. À ce propos nous ne pouvons nous abstenir de relever Plutarque et de le gourmander. L’écrivain de Chéronnée a écrit un traité de la Malignité d’Hérodote. Il commence par établir quelques règles générales : l’historien ne doit pas affecter de raconter des faits qui ne sauraient jamais figurer dans l’histoire ; il ne doit pas vouloir faire passer le blâme et la médisance à l’aide de la louange et du silence ; il ne doit pas présenter les choses sous le mauvais côté ; il doit s’abstenir de prêter des intentions malignes et d’assigner les causes les plus défavorables ; il aurait tort d’exagérer les avantages personnels qui ont déterminé à une entreprise, ou d’en diminuer les difficultés ; enfin, il sera coupable s’il cache le fiel de la méchanceté sous les dehors de l’amitié. Plutarque applique ces règles à la manière dont Hérodote écrit l’histoire. Nous ne le suivrons pas dans les reproches frivoles et injustes qu’il lui adresse. Dans le dernier siècle, Hérodote a été défendu en détail par un membre de l’Académie des inscriptions[1]. Voici seulement la conclusion de Plutarque : « Qu’en faut-il donc penser et dire (d’Hérodote) ? Que c’est un homme qui peint bien au vif, que son langage est beau et doux, qu’il y a de la grace, de l’artifice et de la beauté en sa narration ; mais comme un poète musicien, quand il récite doucement, élégamment et délicatement une fable, non pas comme bien l’entendant et au vrai la sachant, cela délecte et réjouit tous ceux qui l’écoutent ; mais il se faut garder, comme d’une mouche cantharide entre les roses, de sa médisance, de sa bassesse, de faire grand cas de peu de chose, qui se glissent par-dessous ces bien po-

  1. Mémoires de l’Académie des belles-lettres, vol. xixe. Défense d’Hérodote contre les accusations de Plutarque, par l’abbé Geinoz.