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DES GRANDES ÉPIDÉMIES.

venaient noires et comme teintes de sang ; aucune boisson n’étanchait la soif, et les souffrances duraient ainsi sans adoucissement jusqu’à la mort, que plusieurs hâtaient dans leur désespoir. La contagion était manifeste ; car ceux qui soignaient leurs parens et leurs amis tombaient malades ; et plusieurs maisons dans la capitale de l’empire grec, perdirent tous leurs habitans jusqu’au dernier.

Jusque-là, nous ne voyons que les accidens de la peste ordinaire, mais dans cette peste du xive siècle, il se joignit un symptôme particulier ; ce fut l’inflammation gangréneuse des organes de la respiration ; une violente douleur saisissait les malades dans la poitrine ; ils crachaient du sang, et leur haleine répandait une odeur empestée.

Quelque inconnue que soit la cause qui produise dans les organisations humaines des désordres aussi multipliés et aussi profonds, ils ont quelque chose de matériel et de physique qui prouve que le corps est particulièrement attaqué par le mal. Mais il est aussi des affections moins grossières, si je puis m’exprimer ainsi, dont l’action se porte sur l’intelligence et engendre épidémiquement les altérations mentales les plus singulières. Le moyen-âge a été remarquable par plusieurs affections de ce genre ; les unes propagées surtout par l’imitation, les autres développées sous l’influence des idées qui prédominaient parmi les hommes. J’emprunte à M. Hecker les détails sur la maladie qu’il a appelée la chorée ou danse de saint Guy épidémique, et qui était caractérisée par un besoin irrésistible de se livrer à des sauts et à des mouvemens désordonnés.

Ces phénomènes laissent pénétrer profondément le regard dans le domaine moral de la société humaine ; ils appartiennent à l’histoire, et ne se reproduiront jamais tels qu’ils furent ; mais ils révèlent un endroit vulnérable de l’homme, le penchant à l’imitation, et tiennent par conséquent de très près à la vie sociale. De telles maladies se propagent avec la rapidité de la pensée, et elles sont placées entre les pestes qui, d’une origine plus grossière, attaquent plus le corps que l’ame, et les passions qui, flottant sur les limites de la maladie, sont toujours près de les franchir.

Voici ce qu’était la danse de saint Guy : des bandes d’hommes et de femmes, réunis par un égarement commun, se répandaient dans les rues et les églises, où ils donnaient un spectacle singulier. Ils formaient des cercles en se tenant par la main ; et en apparence hors d’eux-mêmes, ils dansaient avec fureur, sans honte, devant les assistans, jusqu’à ce qu’ils tombassent épuisés. Alors ils se plaignaient d’une grande angoisse, et ne cessaient de gémir que lorsqu’on leur serrait fortement le ventre avec des linges ; ils revenaient à eux et restaient tranquilles