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CHANTS DE GUERRE DE LA SUISSE.

pâtre quitte ses troupeaux, l’artisan son atelier ; tous se tendent la main ; tous marchent au même but ; le patriotisme leur apprend l’art de la guerre, et l’amour de la liberté en fait des héros. La Suisse a ses Léonidas, ses Cincinnatus. Les armées exercées s’enfuient devant ces soldats d’un jour. L’Autriche elle-même laisse ses drapeaux sur le champ de bataille, et le duc Léopold tombe sous le glaive d’un paysan[1].

C’est là l’un des premiers cycles de la Suisse. Ce cycle se termine par la victoire, par l’adjonction successive des autres cantons aux trois premiers cantons confédérés. Les seigneurs ont renoncé à leurs priviléges. L’Autriche a demandé la paix. L’antique Helvétie va-t-elle être tranquille ? Non, car là-bas au duché de Bourgogne, un homme se lève contre elle, un homme terrible dans sa colère, inébranlable dans sa volonté. C’est le duc Charles que son époque a surnommé le téméraire, et la postérité a confirmé ce nom. Il a juré haine à la Suisse, et dans sa haine, il lui a envoyé pour gouverneur Pierre de Hagenbach. Pierre de Hagenbach est le Gessler bourguignon du xve siècle. La Suisse cherche son Guillaume Tell, et, ne le trouvant pas, elle se fait justice elle-même. Un jour, le peuple envahit le château du gouverneur ; on l’arrête, on le met en prison, on le juge, et il est exécuté à Colmar, sous les yeux de huit mille spectateurs. Le duc rugit comme un lion quand il apprit la mort de son gouverneur. Il envoya d’abord Étienne de Hagenbach avec 15,000 hommes pour prendre possession du pays insurgé, puis il arriva lui-même avec une armée quatre fois plus nombreuse. Toute la confédération courut aux armes, et se jeta au-devant de l’ennemi. Ai-je besoin de raconter les détails de cette guerre ? Qui de nous ne connaît les trois défaites de Charles-le-Téméraire, la sanglante journée de Grandson et l’ossuaire de Morat ?

Après cette lute contre la Bourgogne, vient la guerre de Souabe, moins terrible en apparence, mais plus longue et plus désastreuse. Puis, quand la Suisse se lève victorieuse, quand sa gloire se répand de toutes parts, quand les rois veulent avoir pour garde ses soldats, voici que la réforme arrive et les dissensions religieuses se répandent à travers tout le pays. Le lien de la confédération se dissout. Les cantons prennent les armes, et cette fois ce n’est plus pour marcher de concert au-devant de l’ennemi, c’est pour se battre, frères contre frères, communauté contre communauté. Oh ! c’est une guerre horrible ! une guerre qui ne laisse plus aucun sentiment de pitié dans le cœur, qui dépouille tout à coup les Suisses des nobles vertus dont ils étaient parés autrefois. Quel abîme entre le patriotisme du xive siècle et le fanatisme religieux du xvie, entre l’héroïque Winkelride s’élançant au-devant des piques ennemies pour frayer un passage à ses compagnons

  1. Bataille de Sempach, 1386.