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SHAKESPEARE.

William, fils aîné d’une famille de dix enfans, exerça le métier de son père. Je vous ai dit que le dépositaire du poignard de Melpomène saigna des veaux avant de tuer des tyrans, et qu’il adressait des harangues pathétiques aux spectateurs de l’injuste mort de ces innocentes bêtes. Shakespeare, dans sa jeunesse, livra, sous un pommier resté célèbre, des assauts de cruchons de bière aux trinqueurs de Bidford. À dix-huit ans il épousa la fille d’un cultivateur, Anna Hatway, plus âgée que lui de sept années. Il en eut une première fille, et puis deux jumeaux, un fils et une fille. Cette fécondité ne le fixa et ne le toucha guère ; il oublia si bien et si vite madame Anna, qu’il ne s’en souvint que pour lui laisser, par interligne, dans son testament, mentionné plus haut, le second de ses lits après le meilleur.

Une aventure de braconnier le chassa de son village. Appréhendé au corps dans le parc de sir Thomas Lucy, il comparut devant l’offensé et se vengea de lui en placardant à sa porte une ballade satirique. La rancune de Shakespeare dura, car de sir Thomas Lucy il fit le bailli Shallow, dans la seconde partie de Henri vi, et l’accabla des bouffonneries de Falstaff. La colère de sir Thomas ayant obligé Shakespeare de quitter Stratford, il alla chercher fortune à Londres.

La misère l’y suivit. Réduit à garder les chevaux des gentlemen à la porte des théâtres, il disciplina une troupe d’intelligens serviteurs, qui prirent le nom de garçons de Shakespeare (Shakespeare’s boys). De la porte des théâtres se glissant dans la coulisse, il y remplit les fonctions de call boy (garçon appeleur). Green, son parent, acteur à Black-Friars, le poussa de la coulisse sur la scène, et d’acteur il devint auteur. On publia contre lui des critiques et des pamphlets auxquels il ne répondit pas un mot. Il remplissait le rôle de frère Laurence dans Roméo et Juliette, et jouait celui du spectre dans Hamlet d’une manière effrayante. On sait qu’il joutait d’esprit avec Ben-Jonson au club de la Sirène, fondé par sir Walter Raleigh. Le reste de sa carrière théâtrale est ignoré ; ses pas ne sont plus marqués dans cette carrière que par des chefs-d’œuvre, qui tombaient deux ou trois fois l’an de son génie, bis pomis utilis arbos, et dont il ne prenait aucun souci. Il n’attachait pas même son nom à ces chefs-d’œuvre, tandis qu’il laissait écrire ce grand nom au catalogue de comédiens oubliés, entre-parleurs (comme on disait alors), dans