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rôle de la sorte ; car rien ne s’accommoderait moins avec toute cette musique amoureuse et tendre que la passion échevelée et furieuse d’une prêtresse druidique, telle que Shakspeare ou Beethoven l’auraient conçue. Je n’ai pas vu la pièce représentée autrefois à l’Odéon ; mais je soupçonne fort Mlle Georges d’avoir senti tout autrement ce rôle, et cela devait être. L’acteur cherche la vérité en dehors du caractère qu’il compose. C’est ainsi que le grand tragédien français, à force de travail et de persévérance, créait un personnage quelquefois épique, à côté des pauvretés mesquines qu’on lui donnait à débiter, et rendait supportables les platitudes des poètes de l’empire, en clouant sur elles, avec son génie, quelques lambeaux de vérité pris çà et là dans les histoires de Tacite. Mais, au Théâtre-Italien comme à l’Opéra, toute vérité réside au fond de la musique ; c’est là que le chanteur va prendre le caractère de son rôle ; absurde ou raisonnable, il faut qu’il l’adopte. Pour le tragédien, il y a des musées et des bibliothèques ; pour le chanteur, il n’y a qu’une partition. S’il agit autrement, il manque à son œuvre ; l’orchestre n’accompagne plus ni sa voix ni son geste, et toute harmonie est dissoute. — Mlle Assandri, qui représente Adalgise, est une jeune fille de seize ans, d’une voix charmante et sonore, et qui a déjà conscience d’elle-même. Son talent rend irréprochable l’exécution de Norma ; car le rôle de la seconde femme est plus important ici que dans les autres ouvrages du répertoire italien, et, livré à Mme Amigo, compromettrait gravement les représentations. Rubini est chargé de la partie de Pollion, Lablache de celle d’Orovèze. Or, Rubini ne chante qu’un trio, et Lablache conduit le chœur. En vérité, on ne trouve un tel luxe qu’au Théâtre-Italien de Paris.

L’Opéra revient à la musique. Le directeur, homme d’intelligence et de bon goût, se console avec Rossini de l’absence de ses danseuses. Le Siège de Corinthe vient d’être remis à la scène. Après six ans de retraite obstinée, l’illustre auteur de Guillaume Tell a franchi de nouveau le seuil du théâtre de ses derniers succès. Rossini a dirigé lui-même les répétitions de son œuvre, mais il s’en est tenu là prudemment. Toutefois une chose grave, et qui mérite bien d’être constatée ici, c’est la vive part que le maître a prise à son triomphe. Le croiriez-vous ! cet homme impassible que vous rencontrez chaque jour sur le boulevart Italien, et qui ne vous aborde jamais sans sourire du bout des lèvres, a tressailli au bruit des applaudissemens comme il faisait autrefois quand il avait vingt ans, et qu’on représentait Tancrède. Rossini a retrouvé ce soir-là toutes les généreuses émotions de sa jeunesse. Qu’on dise encore maintenant qu’il est des cœurs rassasiés qui se pétrifient au point de devenir insensibles tout-à-fait à la gloire. Rossini s’est donc ému d’un triomphe de théâtre, chose puérile et