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Certes, la Russie a lieu de se féliciter de ce qu’un homme de France est allé en Orient et s’est chargé de signifier au monde un ultimatum si exorbitant, que personne en Russie n’aurait eu l’audace de l’afficher. Et savez-vous pourquoi l’heure est venue où la Russie doit exercer la domination ? C’est que la Russie est la plus haute personnification de l’autorité ; et il est urgent, tant la liberté est exagérée et triomphante ! que la prépondérance retourne à l’autorité ; il est urgent que la Russie remette au repos ce que nous avons soulevé avec une sublime imprévoyance ; il est urgent que la Russie, conservatrice des traditions d’ordre, limite l’expression fougueuse de la démocratie de la France ! L’entendez-vous ?… Mais il y a une idée encore plus sombre, l’idée-mère, que M. Barrault ne dit pas, et qui perce en maint endroit à travers le tissu grossier de sa phraséologie. Il a fallu au Christ l’empire romain ; de même, à la foi nouvelle, pour qu’elle s’engendre du mariage de l’Orient et de l’Occident, il faut l’empire russe. Or, dans ce retour des faits antiques, la France a déjà repris et poursuivra le rôle des Grecs, précurseurs des Romains, et Napoléon sera Alexandre.

Tel est le fond de ce livre, et ceux qui l’ont lu peuvent seuls savoir tout ce qu’il nous en a coûté pour l’analyser de sang-froid. Il est des hommes qui, dans leur vaste capacité d’amour, ne sauraient aimer la patrie ; de si petites choses passent à travers : M. Barrault est de ce nombre. Que la prochaine exaltation de la Russie, d’où le vasselage de la France résulterait, lui semble un fait menaçant et inévitable ; que cette pensée, enfin, domine son entendement, nous le concevons ; que M. Barrault, s’il voit dans ce fait la main de Dieu, s’y soumette sans murmurer, nous le concevons. Mais on souffre, au moins, d’un fait si horrible ; on ne va pas jusqu’à s’y complaire, le bénir, s’en faire l’apôtre ! À défaut de cœur, on a du goût, et on se dit que la douleur et l’affront ne sont pas choses à retourner longuement sous toutes leurs faces en de brutales antithèses. Qu’a donc fait la malheureuse Pologne à M. Barrault pour avoir mérité ses dures harangues, ses dérisoires consolations ? Que lui a donc fait la France pour que sa phraséologie s’étale, si bruyante et triomphante, dans les souvenirs qui nous sont amers ?

Toutefois, soyons justes envers M. Barrault. Si la tendance de ce livre est peu élevée, si la forme en est grossière et insolente, ce n’est pas intention, mais erreur et défaut de sentiment. M. Barrault croit au prochain avènement du Messie, de la paix, de la communion universelle. Ces idées, qui sont folles si on les voit ailleurs que dans un avenir indéterminé, ont fait son égarement, et, tout entier à l’espérance, il