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LE CAPITAINE RENAUD.

À ce dernier mot, je sentis qu’il ne me disait là qu’une phrase banale, je savais que j’avais vieilli de visage plus que d’années, et que fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez.

— Je vous ai vu partout sans être vu, répondis-je.

— Veux-tu de l’avancement ?

Je dis : — Il est bien tard.

Il croisa les bras un moment sans répondre, puis :

— Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi, nous quitterons le service.

Il me tourna le dos et remonta sur son cheval tenu à quelques pas. En ce moment notre tête de colonne avait attaqué et l’on nous lançait des obus. Il en tomba un devant le front de ma compagnie, et quelques hommes se jetèrent en arrière par un premier mouvement dont ils eurent honte. Bonaparte s’avança seul sur l’obus qui brûlait et fumait devant son cheval et lui fit flairer cette fumée. Tout se tut et resta sans mouvement ; l’obus éclata et n’atteignit personne. Les grenadiers sentirent la leçon terrible qu’il leur donnait, moi j’y sentis de plus quelque chose qui tenait du désespoir. La France lui manquait, et il avait douté un instant de ses vieux braves. Je me trouvai trop vengé et lui trop puni de ses fautes, par un si grand abandon. Je me levai avec effort, et, m’approchant de lui, je pris et serrai la main qu’il tendait à plusieurs d’entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour moi une réconciliation tacite du plus obscur et du plus illustre des hommes de notre siècle. — On battit la charge, et le lendemain au jour, Reims fut repris par nous. Mais quelques jours après, Paris l’était par d’autres.

Le capitaine Renaud se tut long-temps après ce récit et demeura la tête baissée, sans que je voulusse interrompre sa rêverie. Je considérais ce brave homme avec vénération, et j’avais suivi attentivement, tandis qu’il avait parlé, les transformations lentes de cette ame bonne et simple, toujours repoussée dans ses donations expansives d’elle-même, toujours écrasée par un ascendant invincible, mais parvenue à trouver le repos dans le plus humble et le plus austère devoir. Sa vie inconnue me paraissait un spectacle intérieur aussi beau que la vie éclatante de quelque homme d’action que ce fût. Chaque vague de la mer ajoute un voile