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LE CAPITAINE RENAUD.

un troupeau. Oh ! ce fut une boucherie sourde et horrible ! la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou étouffait, la main étranglait. Tous les cris, à peine poussés, étaient éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soulevait sans recevoir le coup mortel. En entrant, j’avais frappé au hasard un coup terrible, devant moi, sur quelque chose de noir que j’avais traversé d’outre en outre ; un vieux officier, un homme grand et fort, la tête chargée de cheveux blancs, se leva debout comme un fantôme, jeta un cri affreux en voyant ce que j’avais fait, me frappa à la figure d’un coup d’épée violent, et tomba mort à l’instant sous les baïonnettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux, et j’entendis sous moi la voix mourante et tendre d’un enfant qui disait : Papa !

Je compris alors mon œuvre, et j’y regardai avec un empressement frénétique. Je vis un de ces officiers de quatorze ans si nombreux dans les armées russes qui nous envahirent à cette époque, et que l’on traînait à cette terrible école. Ses longs cheveux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi blonds, aussi soyeux que ceux d’une femme, et sa tête s’était penchée comme s’il n’eût fait que s’endormir une seconde fois. Ses lèvres roses, épanouies comme celles d’un nouveau-né, semblaient encore engraissées par le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus entr’ouverts avaient une beauté de forme candide, féminine et caressante. Je le soulevai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue ensanglantée, comme s’il allait cacher sa tête entre le menton et l’épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous ma poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la confiance et le repos d’un sommeil délicieux reposaient sur sa figure morte, et il paraissait me dire : Dormons en paix.

— Était-ce là un ennemi ? m’écriai-je. Et ce que Dieu a mis de paternel dans les entrailles de tout homme, s’émut et tressaillit en moi ; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j’appuyais sur moi la garde de mon sabre qui traversait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus pencher ma tête sur sa tête, mais mon sang le couvrit de larges taches ; je sentis la blessure de mon front, et je me souvins qu’elle m’avait été faite par son père. Je regardais honteusement de côté, et je ne vis