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bert Viscart, laissant à ses parens l’Italie, continua sa course en avant, et, portant la bannière rouge des Normands à la croisade de Godefroy de Bouillon, se fit prince d’Antioche : il ne s’arrêta que là où s’arrêta l’Europe[1]. Ce Boémond a été célébré par le Tasse ; mais le poète des croisades, en lui laissant le caractère que l’histoire lui donne, la prudence politique et l’ambition dominatrice, a créé une autre figure pour personnifier cette race des chevaliers normands, une figure idéale qu’il a élevée au-dessus de tous ses héros : c’est Tancrède, dont le nom rappelle le vieux chevalier de Coutances d’où les conquérans de Naples tiraient leur origine. Il semble que ce nom était pour l’Italie le nom normand par excellence. Il y eut bien en effet à la croisade un chevalier nommé Tancrède, qui se signala par son intrépide valeur ; mais on dirait que le Tasse s’est plu à rassembler sur lui toute la poésie de la chevalerie normande.

Malheureusement on ne possède que fort peu de monumens historiques sur cette curieuse époque. Muratori a inséré dans sa collection des écrivains de l’histoire d’Italie (Rerum italicarum Scriptores) tous les ouvrages latins, en prose ou en vers, qui traitent spécialement de l’établissement des Normands en Italie au xie siècle. Les plus considérables de ces ouvrages sont l’Histoire de Sicile, de Malaterra, en prose et

  1. M. Michelet, dans sa description des croisades (Histoire de France, t. ii), s’est trompé sur ce fils de Robert Viscart. « Un certain Bohémond, dit-il, bâtard de Robert l’Avisé, et non moins avisé que son père, n’avait rien eu en héritage que Tarente et son épée. » La Chronique publiée par M. Champollion prouve, ce qui était d’ailleurs bien connu, que Boëmond était, non le bâtard, mais le fils légitime et l’aîné des fils de Robert Guiscard. Robert se maria deux fois, la première avec une dame normande nommée Alberade, qui était riche et d’une noble famille ; il s’en sépara dans la suite par autorité de l’église, sous prétexte qu’elle était sa parente aux degrés prohibés, et épousa la fille de Gaimar, prince de Salerne. Dans la Chronique, Boëmond, fils d’Alberade, seconde le duc Robert son père dans toutes ses entreprises ; c’est à lui que Robert laissa le commandement de l’expédition de Morée en 1084, année où Boëmond remporta une victoire signalée sur l’empereur Alexis. Après la mort de Robert, les conquêtes furent divisées : Roger, son frère, se réserva la Sicile ; le fils aîné de Robert et de sa seconde femme lui succéda aux duchés de la Pouille et de la Calabre ; Boëmond eut la principauté de Salerne, Otrante, Galipoli, et d’autres terres. Il est vrai que Boëmond se trouvait mal partagé, et qu’il fut obligé de céder à la force. Mais M. Michelet a tort de le représenter comme si dépourvu et si obscur au moment de la croisade.