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côté de Reims. À onze heures… onze heures et demie… la position sera à nous. Et nous dormirons jusqu’à trois heures pour nous reposer un peu… de la petite affaire de Craonne, qui n’était pas, comme on dit, piquée des vers.

— Ça suffit, lui dis-je, et je m’en allai, avec mon lieutenant en second, préparer un peu notre soirée. L’essentiel, comme vous voyez, était de ne pas faire de bruit. Je passai l’inspection des armes, et je fis enlever, avec le tire-bourre, les cartouches de toutes celles qui étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps avec mes sergens, en attendant l’heure. À dix heures et demie, je leur fis mettre leur capotte sur l’habit et le fusil caché sous la capotte, car, quelque chose qu’on fasse, comme vous voyez ce soir, la baïonnette se voit toujours, et, quoiqu’il fît autrement sombre qu’à présent, je ne m’y fiai pas. J’avais bien observé les petits sentiers bordés de haies qui conduisaient au corps-de-garde russe, et j’y fis monter les plus déterminés gaillards que j’aie jamais commandés. — Il y en a encore là, dans les rangs, deux qui y étaient et s’en souviennent bien. — Ils avaient l’habitude des Russes, et savaient comment les prendre. Les factionnaires que nous rencontrâmes en montant disparurent sans bruit, comme des roseaux que l’on couche par terre avec la main. Celui qui était devant les armes demandait plus de soin. Il était immobile, l’arme au pied, et le menton sur son fusil ; le pauvre diable se balançait comme un homme qui s’endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant à l’étouffer, et deux autres, l’ayant bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J’arrivai lentement, et je ne pus me défendre, je l’avoue, d’une certaine émotion que je n’avais jamais éprouvée au moment des autres combats : c’était la honte d’attaquer des gens couchés. Je les voyais roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lanterne sourde, et le cœur me battit violemment. Mais tout à coup, au moment d’agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse qui ressemblât à celle des lâches, j’eus peur d’avoir senti la peur une fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j’entrai le premier, brusquement, donnant l’exemple à mes grenadiers. Je leur fis un geste qu’ils comprirent ; ils se jetèrent d’abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups sur