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a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs de s’empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les prêter pour quelques jours, cette critique n’est-elle pas en effet (si surtout on la compare à la nôtre et à son éclat que je ne veux pas lui contester), comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir ? D’elle à nous, c’est toute la différence de l’ancien au nouveau notaire, si bien marquée l’autre jour par M. de Balzac, dans sa Fleur des Pois.

Après la cessation de ses Nouvelles de la République des Lettres, la faculté critique de Bayle se rejeta sur son Dictionnaire, dont la confection et la révision l’occupèrent durant dix années, depuis 1694 jusqu’en 1704. Il publia encore par délassement (1704) la Réponse aux Questions d’un Provincial, dont le commencement n’est autre chose qu’un assemblage d’aménités littéraires. Mais ses disputes avec Leclerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la continuation de l’ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une manière d’amusement, elles achevèrent d’user sa santé si frêle et sa petite complexion. La poitrine, qu’il avait toujours eue délicate, se prit ; il tomba dans l’indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans. Un symptôme grave, c’est ce qu’il écrivait à un ami, en novembre 1706, un mois environ avant sa mort : « Quand même ma santé me permettrait de travailler à un supplément du Dictionnaire, je n’y travaillerais pas ; je me suis dégoûté de tout ce qui n’est point matière de raisonnement… » Bayle dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités de personnes, est tout-à-fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que Mlle Delaunay nous dit l’avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de détails sur ce grand esprit : sa vie pas Desmaizeaux et ses œuvres diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l’essence de son génie critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l’or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il fallut à milord Shafsbury pour lui faire accepter une montre : « Un tel meuble, dit Bayle, me paraissait alors très inutile, mais présentement il m’est devenu si nécessaire, que je ne saurais plus