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besoin de se relire que pour la clarté et la netteté du sens : heureux critique ! Enfin, il n’avait pas d’art, de poésie, par-devers lui. L’excellent Bayle n’a, je crois, jamais fait un vers français en sa jeunesse, de même qu’il n’a jamais rêvé aux champs, ce qui n’était guère de son temps encore, ou qu’il n’a jamais été amoureux d’une femme, ce qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à dispenser mille petites circonstances, à assortir mille petites adresses afin de mieux divertir le lecteur et de lui colorer la fiction : il prévient lui-même son frère de ces artifices ingénieux à propos de la Lettre des Comètes.

Je veux énumérer encore d’autres manques de talens, ou de passions, ou de dons supérieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui se soit rencontré dans son genre, rien n’étant venu à la traverse pour limiter ou troubler le rare développement de sa faculté principale, de sa passion unique. Quant à la religion d’abord, il faut bien avouer qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’être religieux avec ferveur et zèle en cultivant chez soi cette faculté critique et discursive, relâchée et accommodante. Le métier de critique est comme un voyage perpétuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de pays, par curiosité. Or, comme on sait,


Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien ;


rarement, du moins, on devient plus croyant, plus occupé du but invisible. Il faut dans la piété un grand jeûne d’esprit, un retranchement fréquent, même dans les commerces innocens et purement agréables, le contraire enfin de se répandre. La façon dont Bayle était religieux (et nous croyons qu’il l’était à un certain degré), cadrait à merveille avec le génie critique qu’il avait en partage. Bayle était religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de ce qu’il communiait quatre fois l’an, de ce qu’il assistait aux prières publiques et aux sermons, que de plusieurs sentimens de résignation et de confiance en Dieu, qu’il manifeste dans ses lettres. Quoiqu’il avertisse quelque part[1] de

  1. Nouvelles de la République des Lettres. Avril 1684.